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L'heure des racisé·es

Henri Goldman

· BELGIQUE

C’est un des mots polémiques de l’année. Mais, contrairement à «islamo-gauchiste», «indigéniste» ou «racialiste» qui sont des inventions de l’adversaire, celui-ci est revendiqué par les personnes que ce terme désigne. Ainsi, quand la jeune coprésidente d’Ecolo Rajae Maouane se présenta comme «une jeune femme, racisée, d’un milieu modeste», elle se fit vertement tancer par l’éditorialiste de la très laïque revue juive belge Regards pour qui «le mot “racisé” renvoie à une identité victimaire fixe». Selon lui, la nécessaire prise en compte des minorités «peut se transformer en piège infernal lorsqu’elle n’a qu’une seule et unique vocation : assigner aux groupes minoritaires une identité victimaire et faire de la majorité un coupable permanent». Un avis partagé par Ismaël Saidi, écrivain et dramaturge bruxellois, pour qui «racisé, c’est la pire insulte qu’on puisse [lui] faire». Comment se fait-il alors que tant de personnes de la même origine que lui reprennent à leur compte une telle insulte en retournant le stigmate sans complexe ? Reprenons depuis le début.

Le racisme existe, on ne le sait que trop. Mais il y a un paradoxe : peut-il exister un racisme sans races ? Car plus personne ne le conteste aujourd’hui : d'un point de vue biologique, il n’y a pas de races humaines, ou plutôt il n’y en a qu’une. Alors, s’il ne vise pas des «races» puisqu’elles n’existent pas, comment nommer les groupes visés par le racisme contemporain ? Séparément, c’est facile. L’antisémitisme vise les Juifs. La négrophobie vise les Afro-descendants. L’islamophobie vise les musulmans. Mais ensemble ? Quel est le point commun de ces différents groupes ? N’est-il pas utile de pouvoir désigner d’un seul mot l’ensemble des personnes assignées à une identité «raciale» et qui sont les cibles potentielles d’un racisme multiforme qu'on ne peut bien combattre que tous ensemble [1] ?

On doit renoncer à la conception essentialiste de la «race» qui a émergé dans un XIXe siècle pétri de scientisme. La «race» n’existe pas «en soi». C’est la société qui l’invente.

Pour s’y retrouver, on doit renoncer à la conception essentialiste de la «race» qui a émergé dans un XIXe siècle pétri de scientisme. La «race» n’existe pas «en soi». C’est la société qui l’invente à partir de traits physiques ou culturels érigés en différence irréductible. Ainsi, aux yeux des islamophobes, les musulmans constituent bien une «race» même si personne n’imagine que les tares qu'on leur attribue trouvent leur origine dans leurs gènes vu leurs origines ethniques multiples et la présence parmi eux de personnes converties appartenant au groupe ethnique majoritaire. Ils sont, de fait, «racisés».

Prise dans le sens de «race sociale», le prisme de la «race» offre une grille de lecture indispensable pour comprendre les sociétés modernes. «Comme le Capital a produit les classes, le patriarcat, les genres, le colonialisme a produit les races. Si le mot fait peur, se chuchote à peine, la chose, elle, n’en finit pas d’exister et de tisser les rapports sociaux. C’est elle qui cimente les discriminations à l’embauche, à l’avancement, au logement, dans l’accès aux loisirs ou aux instances médiatiques et politiques, dans les pratiques policières et judiciaires, etc. ». À une réserve près [2], je reprends à mon compte ce constat formulé en 2009 par Sadri Khiari, qui fut le théoricien du PIR (Parti des indigènes de la République, France) à ses débuts [3]. Depuis, ce constat est devenu un truisme dans le champ de la recherche universitaire en sciences sociales.

S’assumer comme «racisé» n’est pas une option idéologique. C’est simplement ouvrir les yeux sur un réel qu’on se refuse à euphémiser. On peut en tirer des leçons très différentes, comme c'est le cas pour le parti de Rajae Maouane et les décoloniaux belges plus inspirés par le PIR.

« Une lecture marxiste du monde »

En revanche, je m’interroge sur les motivations de ceux et celles qui calent devant un mot aussi anodin. Et c'est là que ça devient vraiment intéressant. Dans son propos, l’éditorialiste de Regards s’insurgeait aussi contre la tendance qu’auraient les individus à mettre leur identité collective en avant, comme si leur sort était surdéterminé par leur appartenance à tel ou tel groupe social – une classe, un genre, une «race». Exactement dans la même veine, dans un billet récent, Nadia Geerts fustigeait «la difficulté de plus en plus grande, essentiellement au sein de la gauche, à poser – sans même parler d’affronter – la question de la responsabilité individuelle» et l’obsession de rechercher «les causes [qui] sont, conformément à une lecture marxiste du monde, nécessairement structurelles».

Bien sûr, personne ne peut jamais être complètement réduit à ses déterminismes sociaux. Mais, par définition, ce qui relève de la liberté n’est pas l’affaire des politiques publiques qui ne peuvent agir que sur les phénomènes globaux. D'où ma proposition : selon que vous mettrez l’accent sur la responsabilité individuelle (« Quand on veut on peut ») ou sur les causes structurelles de ce qui vous arrive, on pourra vous situer respectivement à droite ou à gauche du spectre des idées et des politiques qu'elles inspirent.

 

[1] Dans son éditorial de Regards, Nicolas Zomersztajn déplorait que, pour la mouvance qu’il désigne comme «identitaire», «les Juifs ne sont pas acceptés au sein de la famille des “racisés”». En Belgique, je ne repère aucune ambiguïté à cet égard. La grande coalition bilingue Napar, qui regroupe près de 70 associations antiracistes (dont deux juives) est impeccable dans sa manière d’appréhender la minorité juive et l’antisémitisme. Pour ma part, je le revendique : en tant que Juif, je ne suis pas «Blanc» (une autre construction sociale, en miroir) et je m'assume donc comme racisé.

[2] Ma réserve : de même qu’il y a des classes qui préexistaient au capitalisme, il y a des «races» qui préexistaient au colonialisme. Mais ça ne change rien à l’analyse du présent.

[3] Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France, Paris, La Fabrique, 2009.