Revenu universel, allocation universelle, revenu de base : c’est pareil. Il s’agit d’un montant en espèces accordé inconditionnellement à tous les membres d’une communauté politique donnée – en général un État – en vue d’assurer les moyens d’une vie digne à toute personne, quel que soit son statut professionnel. Cette idée, qui remonte à Thomas More, a connu un regain d'intérêt dans les années 1980 et plus particulièrement depuis la crise économique mondiale de 2008. Elle trouve des défenseurs enthousiastes et des détracteurs sans pitié tant à droite qu’à gauche. Ces jours-ci, c’est l’hyperkinétique président du MR Georges-Louis Bouchez qui relance le sujet en débattant du revenu de base (RDB) avec Benoit Hamon, l’ancien candidat socialiste à la présidentielle de 2017, et le jeune philosophe libertarien Gaspard Koenig, dont je vous reparlerai dans ma prochaine chronique dans Politique. Relance bienvenue : il est bien normal que la crise du Covid stimule les réflexions prospectives sur l'avenir de la protection sociale.
Débat ? Plutôt anathèmes croisés, surtout à gauche. Les arguments volent et ne se répondent jamais [1]. Des adversaires du RDB y voient une escroquerie intellectuelle dans sa prétention à éradiquer la pauvreté qui déforcerait les travailleurs dans la négociation salariale, alors que pour les partisans du RDB, c'est exactement l'inverse. Les premiers y voient un piège pour les femmes dont les seconds en font les principales bénéficiaires. L'opposition est tellement clivée que même des observateurs avertis peuvent avoir du mal à se ranger intégralement dans des camps aussi tranchés. En tout cas, moi j’ai du mal, d’autant plus qu’il y a des personnes que je tiens en haute estime des deux côtés.
La principale ligne de démarcation ne passe plus entre partisans et adversaires d’un RDB, mais entre ceux qui veulent remplacer la sécurité sociale par autre chose et ceux qui veulent la compléter et l’améliorer.
Mais de mes doutes émergent deux certitudes. Voici la première : la principale ligne de démarcation ne passe plus désormais entre partisans et adversaires du RDB, mais entre ceux qui veulent remplacer la sécurité sociale par autre chose et ceux qui veulent la compléter et l’améliorer sans la fragiliser. Cette ligne divise désormais radicalement les partisans du RDB. À l’origine, la proposition de RDB avait pour ambition de remplacer complètement les différents régimes de la sécurité sociale (Y. Vanderborght, Ph. Van Parijs, L'allocation universelle, 2005, page 24). Elle ne pouvait que cabrer les organisations syndicales attachées au modèle de l’État social basé sur une solidarité organique du monde du travail, où elles avaient conquis des positions fortes à l’abri des aléas de la conjoncture électorale. Ce modèle est toujours celui des partisans «de droite» du RDB, comme Bouchez qui prône un RDB d’un montant relativement élevé (1000 €) mais qui remplacerait toutes les prestations de la sécurité sociale, laquelle serait complètement vidée de sa substance. En passant, la mesure aurait pour effet de réduire le contre-pouvoir syndical qui s’exerce aussi à travers la concertation sociale, ce qui ne serait pas pour déplaire au leader libéral.
Mais du côté des partisans «de gauche» du RDB, on n’en est plus là. Durement critiquée dans sa première mouture (2016), la proposition de Philippe Defeyt a franchi par la suite un pas qui change tout à mes yeux : le RDB serait intégré à la sécurité sociale dont il constituerait un sixième pilier. Il serait géré par les mêmes acteurs (dont ceux qui représentent le monde du travail) et selon les mêmes principes que le reste de la sécu. Inévitablement, il ferait donc l’objet d’arbitrages avec ses différents régimes, car le coût d'un éventuel RDB ne sera pas anodin. Même si, par extraordinaire étant donné les actuels rapports de force sociaux, la sécurité sociale bénéficiait d'un refinancement, rien ne dit qu’il serait judicieux de le consacrer entièrement à la mise en place d’un RDB, et pas à l’amélioration d'autres prestations, comme le montant minimal de la pension ou la suppression du statut de cohabitant. Quel que soit le montant global du budget de la sécu, l’introduction d’un RDB ne pourra qu'impacter à la baisse certaines autres prestations, avec des résultats variables selon les situations individuelles des bénéficiaires qui peuvent y gagner ou y perdre. Les simulations établies par les uns et des autres aboutissent évidemment à des conclusions diamétralement opposées. Pour en avoir le cœur net, je rêve qu’une institution scientifique au-dessus de la mêlée puisse les départager. Moi, je n’y arrive pas.
Et voici ma deuxième certitude. Si la proposition d’un RDB a été vigoureusement relancée à partir de 2008, c’est qu’il apparut alors que le modèle de société sur laquelle la sécurité sociale avait été pensée et organisée à la Libération, en prenant comme norme l’emploi salarié stable, de longue durée et solidement encadré par de bonnes conventions collectives , était définitivement révolu. Si le cœur du salariat résiste encore autour d'une fonction publique dont les emplois ne sont pas délocalisables, ce cœur se racrapote et une nouvelle norme tend à s’imposer : les emplois seront désormais discontinus et précaires, ceux et celles qui les occuperont ne bénéficieront pas d’un bon rapport de forces pour défendre leurs droits et seront tenté·es par des expériences professionnelles encore bien plus risquées qu'un État social adapté à notre temps doit pourtant s'efforcer de sécuriser [2].
Un test pratique
L’ancien modèle se rétrécit aussi par les deux bouts de la carrière. Après 55 ans, sauf pour les cadres supérieurs, à quoi rime encore l’obligation de prouver sa disponibilité sur le marché du travail qui de toute façon, quels que soient vos efforts, ne voudra plus de vous ? Et surtout, pour les jeunes, c’est bien terminé l’emploi automatique dès l’obtention d’un diplôme de qualité. La galère commence d’ailleurs déjà pendant les études et la précarité se prolonge après, sans aucune garantie de se constituer des droits à court terme, faute de cotisations sociales perçues sur des emplois trop rares.
D’où la proposition d’une «allocation d’autonomie» accordée à tous les jeunes de 18 à 25 ans. «Cette allocation d’autonomie protègera les jeunes des galères du salariat pendant les études. […] Elle leur permettra de prendre directement en main leurs affaires quotidiennes et de ne pas avoir à se reposer sur leurs familles, notamment pour les plus modestes.» Pour financer cette allocation, «les allocations familiales versées entre 18 et 20 ans peuvent également être mobilisées. Indépendants financièrement vis-à-vis de leur famille, les études des jeunes ne seront plus une lourde charge financière pour les familles.» Ces lignes semblent extraites du programme Ecolo, un parti qui a effectivement élaboré une proposition de RDB à court terme pour les 18-26. Eh bien non. Elles sortent de L’avenir en commun, le programme porté par Jean-Luc Mélenchon qui s’est pourtant toujours opposé au revenu de base généralisé.
Les partisans et les adversaires «de gauche» du RDB généralisé ne pourraient-ils au moins s’accorder sur une mesure ciblée concernant le groupe de la population le moins bien couvert par les mécanismes en vigueur de la sécurité sociale ? Celle-ci ne serait nullement mise en cause dans son économie générale et ce serait un excellent test pratique pour faire avancer le débat sur le revenu de base dans le concret.
[1] Une exception : ce débat, avec répliques, dans les colonnes de la revue Politique. Lire aussi l'introduction à ce débat plus ambitieuse que le présent billet.
[2] Je suis bien conscient qu'il existe une différence d'inspiration philosophique entre la sécu «travailliste» et le RDB. La première, qui exprime la solidarité organique des travailleurs, est d'inspiration communautarienne tandis que le second, qui vise à sécuriser des parcours autonomes, est d'inspiration libérale-égalitaire. Mais il m'a toujours semblé que la société belge, plus que tout autre, est bâtie sur un compromis équilibré entre ces deux inspirations qui sont toutes deux légitimes. Ce compromis est aujourd'hui en grand danger, mais il ne faut pas trop demander à ce billet.