Mardi 7 mai : des étudiants occupent un bâtiment de l’Université libre de Bruxelles (ULB) en solidarité avec les Palestinien·nes de Gaza. Mardi 25 juin : fin de l’occupation. Elle aura duré six semaines et provoqué toute la gamme des réactions, allant du soutien enthousiaste à l’hostilité franche, à l’intérieur de l’université et en dehors.
En revenant sur cette action, c’est l’occasion d’explorer quelques non-dits qui parasitent le mouvement de solidarité avec la cause palestinienne et qui affleurent régulièrement.
D’abord mon sentiment sur l’action elle-même [1]. Sur le principe : bravo. Cette action, comme d’autres du même type de par le monde, s’est inscrite dans le fil d’une générosité étudiante qui, tout au long de l’Histoire, n’a jamais failli quand il fallait prendre fait et cause en faveur d’un peuple luttant pour ses droits. Depuis des décennies, le peuple palestinien fait face à l’armée surpuissante d’un État arrimé au « monde occidental » – le nôtre – et agissant avec son approbation au moins tacite. Car, pour ce qui nous concerne, l’Union européenne n’a jamais démenti son alliance de fer avec Israël. Malgré son gouvernement d’extrême droite qui ne cache plus son jeu. Malgré la colonisation galopante qui n’a pas attendu ce gouvernement pour être mise en œuvre. Malgré l’apartheid à l’encontre du peuple palestinien dénoncé par les plus prestigieuses organisations de droits humains. Et, aujourd’hui, malgré Gaza et un « risque de génocide » relevé par la Cour internationale de Justice de La Haye [2].
En revanche, sous la signature de l’Université populaire de Bruxelles, les occupants ont eu recours à un arsenal argumentaire qui me pose question. Le mouvement national palestinien n’est pas monolithique, et c’est heureux. À côté de l’Autorité palestinienne et du Hamas qui sont l’un comme l’autre plus du côté du problème que de la solution, il y a toute une gamme de sensibilités dans une société civile palestinienne très vivante et trop peu connue. Le mouvement de solidarité avec la cause palestinienne est tout aussi diversifié. Il est plombé par quelques désaccords qu’il devrait être possible de discuter tout en préservant son cadre unitaire et, surtout, sans perdre de vue l’objectif de ce mouvement en tant qu’acteur opérant loin du théâtre des opérations.
L'objectif de la solidarité
Quel est cet objectif ? Il s’agit de gagner la bataille de l’opinion publique en vue d’influencer nos gouvernants complices ou passifs et, par ricochet, la situation sur place. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible de rééquilibrer par l’extérieur un rapport de forces qui, sur le terrain, reste très défavorable à la cause palestinienne. Mais pour la gagner, il faut impérativement comprendre la première règle des batailles d’opinion : on ne peut faire bouger les lignes que si on arrive à faire basculer les hésitants ; et, pour cela, il faut comprendre les mobiles de leurs hésitations et être capables d’y répondre. Il faut donc s’attacher à défaire les ressorts qui font de l’Europe un allié indéfectible d’Israël. Certains de ces ressorts renvoient à la culpabilité européenne d’avoir laissé la Shoah se commettre sur son sol, culpabilité qu’elle expie sur le dos du peuple palestinien. Cette culpabilité ne va pas s’évaporer d’un coup, même si elle s’érode au fil des générations.
C’est devenu pour moi une évidence : toute perspective politique doit désormais s’envisager « de la mer au Jourdain », tant les populations y sont désormais imbriquées.
D’emblée, les occupants de l’ULB ont mis en avant le mot d’ordre « Pour une Palestine libre et décolonisée de la mer au Jourdain ». Ce mot d’ordre m’a longtemps déconcerté. Mais aujourd’hui, c’est devenu pour moi une évidence : toute perspective politique doit désormais s’envisager « de la mer au Jourdain », tant les populations y sont désormais imbriquées. C’est sur ce territoire qu’il faudra inventer une forme de cohabitation sans domination entre les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens. Un État ? Deux États ? Une solution intermédiaire (oui, il y en a) ? En tant qu'Européens, nous n'avons pas à nous en mêler. Cette question viendra à son heure et celle-ci n’est pas encore venue tant il y a de préalables. Il faudra d’abord, après avoir obtenu un cessez-le-feu permanent qui permettra la libération des otages israéliens, que l’apartheid soit démantelé, qu’une partie au moins des colons de Cisjordanie évacuent une terre sur laquelle ils n’ont aucun droit, que la plupart des prisonniers palestiniens condamnés par la Justice militaire de l’occupant, voire incarcérés sans jugement, soient libérés… C’est dans ce sens que l’Europe devrait faire pression et elle en a les moyens. Faire dépendre toute avancée de la signature d’un accord final, ça a déjà été essayé avec les Accords d’Oslo. Ceux-ci inaugurèrent un simulacre de négociations pendant que, sur le terrain, la colonisation multipliait les faits accomplis. Toutefois, il n’est pas inutile d’indiquer une direction. « From the river to the sea, Palestine will be free » en suggère une, mais ce slogan permet plusieurs lectures, en partie contradictoires.
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Lire aussi : Un État, deux États : un débat inutile (29 mai 2024)
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Une proposition à côté de la plaque
Sur les visuels qui circulent, on devine que la Palestine libérée effacera l’État d’Israël de la carte et que son drapeau flottera partout entre la mer et le Jourdain. Comme il n’est heureusement pas question de « jeter les Juifs à la mer », on ajoute en général que, dans cette « free Palestine », tout le monde, juif, chrétien ou musulman, pourra vivre à égalité. Mais cette proposition est à côté de la plaque. Sur le territoire de la Palestine géographique, ce sont deux peuples qui se trouvent aujourd’hui d’environ sept millions d’habitants chacun, avec, de chaque côté, une forte conscience nationale consolidée par des décennies d’affrontement. Qui peut imaginer que les sept millions de Juifs israéliens puissent renoncer à toute forme d’identité collective en échange d’une promesse de liberté religieuse alors qu’une bonne partie d’entre eux a déjà rompu avec la religion ? À part quelques milliers de privilégiés qui possèdent une double nationalité, les Juifs israéliens n’ont aucune métropole où éventuellement se replier. Et comme ils ne partiront pas, il faudra bien qu’à terme, une majorité d’entre eux comprennent qu’ils ont plus à gagner qu’à perdre en renonçant à leur domination sur le peuple palestinien.
Ce chemin sera long, car il ne faut se faire aucune illusion : un tel point de vue était déjà très minoritaire avant le 7 octobre chez les Israéliens juifs et il l’est sans doute encore plus après. Parmi les personnes qui se sont, pour d’excellentes raisons démocratiques, massivement opposées à la réforme judiciaire promue par Netanyahou et ses alliés d’extrême droite, peu s’étaient mobilisées contre l’oppression coloniale du peuple palestinien. Et pourtant, il n’y a pas d’autre option que de miser sur une telle évolution. Ni la lutte du peuple vietnamien, ni celle du peuple algérien n’auraient pu l’emporter si, en sympathie avec elles, ne s’était pas développé un puissant mouvement antiguerre au sein des sociétés américaine et française. Même si c’est plus compliqué ici, on ne peut en faire l’économie. De ce point de vue, la quasi-disparition du mouvement israélien de la paix, qui fut vigoureux il y a vingt ou trente d’ans, est une catastrophe, malgré les ambiguïtés qu’il charriait.
Que faire d'Israël ?
Mais, en effet, c’est plus compliqué ici. Les Américains et les Français ne se sont jamais sentis menacés dans leur existence nationale par les révolutions exotiques qui les combattaient. Ce n’est pas le cas des Juifs d’israël qui, à part une infime minorité de peu d’influence, s’affirment « sionistes », dans le sens où ils considèrent que leur présence en Palestine est légitime et que l’État d’Israël, sous une forme ou sous une autre, est l’expression de cette légitimité. Ce « sionisme » n’est pour eux rien d’autre que le nom qu’ils donnent au sentiment national israélien. Il n’est pas forcément incompatible avec la reconnaissance des torts infligés au peuple palestinien. Celui-ci a évidemment une tout autre perception du sionisme, idéologie qui est à la base de sa dépossession nationale depuis bien avant la Nakba de 1948. Mais cela ne devrait pas faire automatiquement de chaque Israélien, « sioniste » par définition, un ennemi éternel avec qui aucun dialogue n’est possible [3].
Alors, que faire d’Israël ? D’abord le regarder en face : c’est un protagoniste solide, s’appuyant sur une société éduquée et qui a prouvé à de nombreuses reprises sa capacité de résilience. Il ne va pas s’effondrer d’un claquement de doigts et l’effacer de son vocabulaire en ne parlant plus que de « l’entité sioniste » ne l’empêchera sûrement pas de dormir. Il faudra contraindre cet État à s’engager en faveur d’une issue politique à ce conflit, la seule alternative étant un massacre d’une échelle encore plus grande que ce qui se passe en ce moment à Gaza.
L’existence de cet État est une donnée de fait qui s’est imposée dans l’ordre international. Mais faut-il l’accepter sous n’importe quelle forme ?
Sur la scène diplomatique qui fait mine de se réveiller, on considère généralement que la reconnaissance de l’État d’Israël est un préalable absolu. Même s’il y a beaucoup d’ambiguïté autour de cette exigence, on doit prendre en compte un fait objectif : quoi qu’on puisse penser de son acte de naissance (le plan de partage de la Palestine voté par l’assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1947), l’existence de cet État est une donnée de fait qui s’est imposée dans l’ordre international. Mais faut-il l’accepter sous n’importe quelle forme ? L’État d’Israël a beau se présenter comme l’expression du droit à l’autodétermination qui doit être reconnu au peuple juif d'Israël comme à tous les peuples (et non à un hypothétique peuple juif transnational qui n’est pas un sujet de droit), il n’est pas que ça : il s’est constitué sur la négation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien dont la Nakba est le symbole – une « catastrophe » qui n’a jamais été ni reconnue ni réparée et qui ne s’est de fait jamais arrêtée –, il ne rate aucune occasion d’étendre son territoire et il discrimine une partie de ses propres citoyens – ceux qui ne sont pas juifs – en s’appuyant sur une conception ethnique de la citoyenneté qui n’est plus tolérable au XXIe siècle. Pourquoi une solution politique devrait-elle entériner ces éléments constitutifs et, surtout, pourquoi le peuple palestinien en quête de justice devrait-il l’accepter ?
Une cohabitation égalitaire
En revanche, il me semble indispensable qu’il maintienne dans ses objectifs à long terme la perspective d’une cohabitation égalitaire et sans domination avec le peuple juif d’Israël. La promesse d’une égalité religieuse ne suffira pas. Cette ouverture « du dominé envers le dominant », à la Mandela, découle aussi de la prise en compte des rapports de force. C’est bien là la voie étroite que devra emprunter tout véritable « processus de paix » soucieux de justice et d’égalité. Et c’est la seule manière d’enfoncer un coin dans le consensus mortifère qui soude la majorité des Juifs d’Israël derrière tous ses gouvernements dès qu'il s'agit de la question palestinienne. Car rien ne changera si les Juifs israéliens — suivis par ceux qui s’en sentent solidaires : les communautés juives de la diaspora dans leur représentation officielle et l’opinion publique occidentale en général — ont le sentiment qu’on ne leur laisse le choix qu’entre la valise et le cercueil. Le raid meurtrier commis le 7 octobre par le Hamas a démultiplié cette angoisse.
Le mouvement de solidarité avec la cause palestinienne doit tenir fermement les deux fils : faire bouger les lignes en élargissant le soutien à la cause palestinienne (et je suis à cet égard un ferme partisan du boycott académique et culturel, à condition qu’il s’applique aux institutions et non aux individus comme le préconisent les lignes directrices de la campagne BDS) et tracer une perspective qui puisse dissiper les inquiétudes, notamment en étant impeccable quant aux risques bien réels de dérives antisémites. Jusqu’à présent, en Belgique, on s’y tient.
[1] Je n’interviens pas ici dans la polémique qui a opposé les occupants aux autorités académiques de l’ULB. Ce n’est pas mon sujet.
[2] « Risque de génocide » ou génocide déjà avéré ? Je préfère m’en tenir ici à la qualification juridique telle que l’a formulée la CIJ le 28 janvier 2024. Je rappelle juste :
- Qu’il suffit qu’il y ait un « risque de génocide » pour que la Communauté internationale soit tenue d’intervenir pour l’empêcher. Ce qu’elle ne fait pas.
- Qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les crimes définis par le droit international humanitaire et qu’un génocide n’est pas considéré comme plus grave qu’un crime contre l’humanité.
[3] C’est notamment pour cette raison que, contrairement à nombre de mes camarades d’engagement, je préfère éviter la rhétorique antisioniste qui cabre inutilement de nombreux alliés potentiels dans la société israélienne et dans la diaspora juive, avec lesquels je diverge sans aucun doute sur les causes profondes du conflit – pour moi, Israël est bien un « fait colonial » (Maxime Rodinson) –, mais qui peuvent être des partenaires pour aujourd’hui et demain. Sinon qui d’autre ?