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Un État, deux États : un débat inutile

Henri Goldman

· MONDE

Je n'en reviens pas de voir tous ces politiques, tous ces commentateurs qui redécouvrent les vertus de la « solution à deux États » qu'ils ont contribué à enterrer depuis des décennies, par complicité, complaisance, obsession de l'équidistance ou simple inertie. Une « solution » dont, de fait, plus personne sur place ne veut et dont personne n'a la moindre idée de comment la faire advenir. Cette impossibilité ne date pas d'hier. La leçon d'Oslo, qui n'a jamais été vraiment tirée, devrait pousser la diplomatie internationale à complètement inverser la démarche : l'important est de baliser un chemin, d'avancer pas à pas, tandis que l'objectif final se reconfigurera entre les protagonistes au fil de ces avancées, sachant que, « entre le fleuve et la mer », plusieurs formules égalitaires sont envisageables.

Cela fait déjà longtemps que la « solution à deux États » est cliniquement morte, du moins sous sa forme originale (il y en a d'autres ?). Je reprends ci-dessous un ancien billet de ce blog qui date du 13 avril 2010. Il relaie une proposition stratégique qui m'avait alors troublé.
 
« Si rien ne se produit d’ici quelques mois, la solution des deux États côte à côte sera morte en raison de la colonisation. » Ainsi se concluait l’entretien que le journaliste israélien Gideon Levy accordait à Baudouin Loos dans Le Soir (13 avril 2010).

Ce n’est pas une figure de style, et je crains bien que Gideon Levy ait raison. Déjà, avec un timing moins serré, Michel Warschawski, antisioniste déclaré mais rallié à la formule des deux États par pragmatisme, déclarait il y a plus d’un an : « Si le compromis fait de deux États coexistant l’un à côté de l’autre ne se réalise pas dans ce temps court, soit d’ici une demi-douzaine d’années, cette option perdrait toute possibilité concrète d’advenir, et la seule option réaliste serait un seul État. » L’alternative à cette formule, c’est bien sûr le retour à l’ancienne position de l’OLP : l’État binational. Pour Warschawski, « cela signifierait l’échec d’une solution dans le temps court, et la perspective d’une solution dans deux générations ou plus encore. » Évidemment, personne ne peut s’y résoudre.

Que de temps passé, dans les milieux critiques d’Israël, à comparer les deux formules… qui n’étaient sans doute pas tellement éloignées l’une de l’autre, la différence étant d’abord symbolique (le nom, le drapeau, l’hymne national…), ce qui, j’en conviens évidemment, n’est pas rien. Car, sur le terrain, les deux États eurent été tellement imbriqués qu’on aurait dû en passer par une gestion conjointe de nombreuses matières. Tandis que l’État binational aurait été obligatoirement un État fédéral avec une large autonomie de gestion des deux « communautés »… Toutes ces considérations ont pu alimenter de passionnants pilpoulim dont l’inanité a fini par me sauter aux yeux. Car, quel que soit l’objectif qu’on se fixe, aucun n’a le moindre intérêt si on ne peut tracer un chemin praticable qui y mène.

Aucun objectif n’a le moindre intérêt si on ne peut tracer un chemin praticable qui y mène.

Et c’est précisément là que ça cale. Il ne reste plus rien de mes maigres illusions dans le « processus de paix » tel qu’il a été formaté par les accords d’Oslo de 1993 [1]. Depuis, la colonisation s’est poursuivie sans le moindre répit tandis qu’on amusait la galerie par des initiatives d’opérette qui n’avaient aucun effet pratique sur le terrain tout en donnant bonne conscience aux bailleurs de fonds occidentaux et notamment aux Européens. Gaza et ses suites ont démontré la profonde corruption morale de la société israélienne, plus émue, raconte Gideon Levy, par la mort de deux chiens israéliens touchés par une roquette du Hamas que par les centaines de Palestiniens massacrés. Après son élection, tout le monde s’est tourné vers Obama en le suppliant d’imposer une Pax Americana qui, quel qu’ait pu être son contenu, eut été mille plus juste que le statut actuel. Mais la pusillanimité du dernier prix Nobel de la paix montre que, malheureusement, aucune hirondelle ne fait à elle seule le printemps.

Le chemin : toute la question est bien là. Et c’est ici que je suis troublé par la dernière proposition de Sari Nusseibeh, ce grand intellectuel palestinien, parlant l’hébreu, président de l’Université d’Al Qods (Jérusalem) et qui n’a jamais été avare de créativité. C’est notamment lui qui avait concocté en 2002 avec Ami Ayalon, un ancien chef des services secrets israéliens, un plan de compromis qui allait déjà fort loin dans les concessions palestiniennes dans l’espoir de faire bouger les lignes au sein d’une société israélienne ivre de sa toute-puissance. Aujourd’hui, devant l’impasse de toutes les initiatives diplomatiques, Nusseibeh renonce à la ligne des « deux États » et aux compromis soupesés avec une balance de pharmacien. Il se prononce désormais pour un certain genre d’État binational. Sa démarche est presque insoutenable, mais il faut la suivre.

« Le roi serait nu »

L’État qu’il propose n’est pas un rêve, c’est même un enfer. Mais, pour lui, c’est un enfer moindre que celui d’aujourd’hui, un enfer qui ne cultive plus d’illusion et qui force à la lucidité. Un enfer qui constituerait un meilleur point de départ pour obtenir justice pour son peuple et qui dessine un chemin plus clair dans cet objectif.

Le 6 janvier, voici ce que Sari Nusseibeh a déclaré au Figaro : « Ma prochaine proposition sera de demander à Israël de nous annexer, en nous acceptant comme des citoyens de troisième catégorie. Les Palestiniens bénéficieraient des droits élémentaires, le mouvement, le travail, la santé, l’éducation, mais n’auraient aucun droit politique. Nous ne serions pas des citoyens, seulement des sujets. » Sari Nusseibeh demande en fait pour son peuple le statut qui était celui des Noirs dans l’Afrique du sud du temps de l’apartheid, ou des Algériens musulmans avant l’indépendance. Cela ne leur donnerait sûrement pas moins de droits et de libertés réelles qu’ils n’en ont aujourd’hui, sauf que « le roi serait nu » et qu’il n’y aurait plus d’Autorité palestinienne pour faire semblant de constituer un appareil d’État croupion faisant tampon entre le peuple palestinien et l’occupant. La rhétorique se retrouverait complètement inversée. Et, c’est l’hypothèse de Nusseibeh, les conditions de lutte seront plus claires. Elles emprunteront les chemins d’une bataille pour l’égalité civique. Il sera toujours temps plus tard, quand celle-ci sera en bonne voie d’être acquise, de réfléchir à la plomberie institutionnelle au lieu de faire l’inverse comme c’est le cas depuis des années.

J’imagine bien que Nusseibeh, qui n’est pas né de la dernière pluie, ne croit pas une seconde que le mouvement national palestinien puisse se rallier à une telle proposition, lui qui n’a que de misérables satisfactions diplomatiques à se mettre sous la dent et qui devrait du coup y renoncer. Mais c’est surtout un appel à la lucidité qu’il nous lance. Qu’on en finisse avec la mascarade du « processus de paix » et des négociations perpétuelles. Solution à un ou à deux États : cette controverse me semble aujourd’hui hors du temps. Battons-nous pour les droits civiques, le droit d’aller et venir, le droit au travail, à la santé et à l’enseignement, contre le racisme institutionnel et les discriminations, contre l’impunité des criminels de guerre, pour le droit à un procès équitable, pour la liberté d’expression et d’information, pour le respect du patrimoine, des arbres et des sources, de l’outil de travail et de la propriété familiale. Il faut inverser l’ordre des priorités. Le temps de la « solution politique » qui devra régler dans un seul paquet miraculeux la question des frontières, de Jérusalem et des réfugiés viendra plus tard.

[1] À l’époque, ceux-ci nous avaient atterrés par leur vacuité, mes amis de l’UPJB et moi. Mais l’enthousiasme à leur égard d’Albert Aghazarian et de Matti Peled, les deux grands intellectuels que nous avions invités pour les commenter et qui tablaient sur la dynamique positive de la reconnaissance mutuelle, avait tempéré notre scepticisme.

 

En manchette : la fameuse « boite bleue » du KKL (Keren Kayemeth Leisraël, ou Fonds national juif), présente dans de nombreux foyers juifs, qui sert à récolter de l'argent pour financer la colonisation. Comme on peut le voir, celle-ci n'a pas de frontières.