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Les marionnettes de Poutine et les perroquets de l'Otan

Henri Goldman

Ces affectueux qualificatifs s’échangent régulièrement dans les controverses concernant la guerre d’Ukraine. Mais ce n'est pas entre « la gauche » et « la droite » qu’ils circulent, ni même entre une gauche réputée modérée et une autre plus radicale. Non : c’est à l’intérieur de la gauche la plus pure, la plus attachée aux grands principes, celle qui partage souvent les mêmes références historiques et théoriques, qu’on s’étripe avec le plus de virulence. 

Il m'a toujours semblé que, pour qu’une controverse soit utile, il fallait commencer par se mettre d’accord sur les désaccords. Ce qui permet d’éviter ces deux écueils agaçants et tellement fréquents : le premier, c’est quand les interlocuteurs sont systématiquement d’accord entre eux pour éviter le conflit, chacun renchérissant sur l’autre ; le second, le pire, c’est quand il n’y a pas vraiment d’interlocuteurs puisqu’on s’arrange pour débattre avec une caricature plutôt que de rencontrer les arguments les plus solides de la position d’en face. Car il y en a toujours.

Je vais donc me livrer ici à cet exercice [1]. Je le ferai aussi honnêtement que possible, en synthétisant une position A (celle des prétendues « marionnettes de Poutine ») et une position B, en gros la mienne (celle des supposés « perroquets de l’Otan »). Mais, évidemment, il est bien possible que je n’y arrive pas, que je schématise à l'excès et que mes propres engagements m’aveuglent. À vous de me le dire et de me corriger.

1. Pour la position A, l’entrée en guerre de Poutine, qu’elle condamne à de rares exceptions près, est une (mauvaise) réponse à des multiples provocations de l’Occident – États-Unis, Otan, Union européenne – relayées par les autorités de Kiev à sa botte. Pour la position B, la volonté de Poutine de reconstituer la puissance impériale russe ne doit rien à des provocations occidentales, comme ses interventions en Syrie et en Tchétchénie l’ont largement démontré. L'impérialisme russe n’est pas d’abord réactif et suit sa propre dynamique.

2. Pour la position A, il s’agit donc avant tout d’un conflit entre deux impérialismes, entre lesquels il n’y aurait pas à trancher, et surtout pas en faveur du « nôtre » que nous devrions plutôt chercher à affaiblir de l’intérieur, conformémement à la tradition du pacifisme révolutionnaire. (« Nos balles seront pour nos propres généraux » dit-on dans l'Internationale.) Pour la position B, cela n'a rien à voir. Un régime impérialiste écrase un peuple souverain qui s’agit de soutenir au nom de l’internationalisme et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Comme il fallait naguère soutenir l'Algérie ou le Vietnam, aujourd'hui la Palestine.

Il existe un mouvement social en Ukraine qui se mobilise contre la politique néolibérale de Zelensky tout en « défendant fièrement le pays et son peuple contre l’impérialisme russe ».

3. Pour la position A, il faut relever l’orientation néolibérale et antisociale du gouvernement Zelensky qui applique servilement les recettes du FMI, sans parler de son ambiguïté face aux nostalgiques du nazisme et de la collaboration. Pour la position B, il existe aussi une société civile et un mouvement social en Ukraine qui se mobilise contre cette politique tout en « défendant fièrement le pays et son peuple contre l’impérialisme russe ». En outre, après une embellie de quelques années, l’extrême droite ukrainienne est devenue marginale, ne récoltant plus que 2,15% aux dernières élections (2019), soit beaucoup moins que dans la plupart des États européens, sans parler de l'extrême droite au pouvoir en Russie.

4. Pour la position A, on ne peut ignorer que, à l’échelle planétaire, les peuples refusent de s’embrigader dans le discours occidental antirusse, ayant fait l’expérience de l’impérialisme étatsunien. Pour la position B, il faut se méfier d’une géopolitique qui envisage tous les conflits locaux comme les pièces d’un stratego entre grandes puissances, où les peuples ne seraient que des pions manipulés dépourvus de toute volonté propre. Ici, à mesure qu’on se rapproche de la zone du conflit, en Europe de l’Est et en Scandinavie, les opinions publiques, y compris leurs franges les plus progressistes, considèrent que la menace russe pour leurs libertés démocratiques et leurs droits humains est bien plus concrète qu’une hypothétique menace de l’Otan.

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Lire aussi : L’Ukraine, la gauche, la honte (26 septembre 2022)
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5. Pour la position A, il faut s’opposer fermement aux livraisons d’armes aux belligérants pour ne pas alimenter la spirale infernale de la guerre. Pour la position B, ne pas livrer d’armes à l’Ukraine (car ce n’est que d’elle qu’il s’agit) revient à l’exposer désarmée à l’agression et à la forcer à capituler, ce qui ne pourra qu’encourager Poutine dans sa volonté de restaurer l’empire russe par tous les moyens. 

6. Pour la position A, la guerre est le malheur suprême et il faut une bonne dose d’insensibilité pour se donner un autre objectif que le retour à la paix. Il faut d’urgence mettre fin aux hostilités et ouvrir des négociations. Et soutenir, en Russie comme en Ukraine, tous ceux, toutes celles qui se battent « contre la guerre ». Pour la position B, personne en Ukraine ne se bat « contre la guerre », mais bien contre une agression brutale. Nous n’avons pas le droit de décider à la place d’un peuple victime d’une agression à quelles conditions une paix serait envisageable. Une paix de capitulation, une paix aux conditions de Poutine n’intéresse pas le peuple ukrainien. Malgré ce que ça lui coûte. 

7. Enfin, pour la position A, le danger nucléaire surdétermine tout. Toute escalade de la guerre nous rapproche du moment fatidique où quelqu’un finira bien par pousser sur le bouton. Qui oserait jurer que, poussé dans ses retranchements, Poutine ne sera pas celui-là ? Pour la position B, soit Poutine est accessible au calcul rationnel, et il n’a aucune intention de recourir à l’arme nucléaire qui signifierait sa propre fin, soit il est fou et aucune concession ne pourrait l’amadouer à coup sûr. 

Quelle paix ?

Fin de l‘exercice. Pas plus aujourd’hui que dans d’autres circonstances historiques, militer pour la PAIX majuscule sans en préciser ni le contenu ni les conditions ne la fera avancer d’un iota. Cette guerre s’arrêtera un jour et le plus tôt sera le mieux. Des négociations s’ouvriront pour sanctionner la fin des hostilités, mais, comme dans toute négociation, il y a des préalables. On ne peut pas négocier sous les balles.

Et c’est là que ça coince. J’entends parfois qu’il ne devrait y avoir qu’un seul préalable : le cessez-le-feu, pour épargner des vies. Mais cela signifie que, dans le cas où les négociations s’éterniseraient – et elles s’éterniseront, tant le contentieux est épais –, Poutine pourrait consolider la présence russe dans les territoires ukrainiens qu’il contrôle et rendre leur annexion irréversible. Est-ce acceptable ? C’est pourquoi les Ukrainiens misent en ce moment sur un retournement militaire, avec semble-t-il certains résultats. Mes camarades de la position A, trouvez-vous vraiment qu’ils ont tort ? 

[1] Un exercice que j’avais déjà tenté sur ce blog il y a 11 ans à la suite d’une polémique avec Caroline Fourest.

Crédit photo : Magda Ehlers (Pexels)