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La bagnole, enjeu politique toxique

Henri Goldman

· FRANCE,BELGIQUE

Aux dernières élections françaises, le score élevé obtenu par le Rassemblement national a surpris tout le monde. 89 députés : personne ne s’y attendait, pas même Marine Le Pen qui l’avait joué modeste, renonçant notamment à centrer sa campagne sur son « cœur de métier » traditionnel, l’immigration et l’insécurité. Mais que s’est-il passé ?

Pour se rassurer, à gauche, on dira que c’est la faute à Macron qui, en réservant ses flèches à la Nouvelle union populaire (Nupes), a favorisé cyniquement l’extrême droite. Pourtant, si une partie des classes populaires s'est retrouvée dans la rhétorique du RN, il s'agit bien là d'un vote d’adhésion, pas seulement de circonstance. Cité par Hugues Le Paige sur son blog-notes, François Ruffin se demandait « comment on va les rechercher, ceux-là, ces territoires, ou on les abandonne au RN ? », ajoutant que « on ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l’extrême droite des bourgs et des champs, qu’on leur laisserait ». 

La Nupes a été plébiscitée par la « gauche brahmane » évoquée par Thomas Piketty, mais elle a aussi fait carton plein dans la Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France, dont une autre caractéristique est d’être peuplé majoritairement de personnes « racisées », pour qui les questions sociale et raciale sont intimement mêlées. Notons que, même si elles sont socialement marginalisées, ces personnes restent relativement privilégiées sur un autre plan : elles vivent à proximité d’une haute densité d’équipements collectifs. Le résultat est proche du constat que fait Piketty de la gauche américaine : celle-ci rassemble désormais l’élite intellectuelle et les minorités, tandis que les couches populaires blanches des régions en déclin ont massivement voté pour Trump, quand elles ont voté. 

Ce phénomène avait déjà été mis en évidence en France par Christophe Guilluy qui décrivait en 2014 la « France périphérique ». Une thèse qui fut âprement discutée, mais que le dernier résultat électoral semble confirmer. 

Gilets jaunes

Selon l’exploitation qu’en a faite Marine Le Pen, le mouvement des Gilets jaunes a parfaitement traduit cette thèse : le peuple français profond s’est révolté contre les élites parisiennes qui l’ont abandonné. À gauche, on n’était pas trop à l’aise face à l’irruption de cette jacquerie moderne vaguement poujadiste, même s'il eut été malvenu d’en convenir. Dans ces années 2010, Mélenchon professait une démarche « populiste » qui devait remplacer un clivage gauche-droite jugé périmé en mettant l’accent sur l’opposition entre le peuple global et l’oligarchie. La consigne fut alors d’accompagner un mouvement composé de « fachés pas fachos » qui semblait confirmer cette démarche, voire de s’y fondre pour l’orienter de l’intérieur. Or, pour autant que ce mouvement ait eu une postérité politique, celle-ci s’est manifestement reportée sur le RN. La France insoumise n’y aura finalement rien gagné. 

Face au sentiment d’échec des protections collectives, la possession d’une bagnole n’a-t-elle pas ici la même fonction que la possession d’une arme aux États-Unis ?

Surprenant ? Pourtant, tout était déjà dans le point de départ du mouvement : la protestation contre l’augmentation du prix du carburant qui pénalisait particulièrement tous ceux, toutes celles dont la voiture était le principal outil de travail. Une voiture devenue d’autant plus indispensable que tant les entreprises que les services privés et publics avaient déserté les « territoires ». Or, ces derniers mois, le prix du carburant a flambé à nouveau. Mélenchon a bien proposé de bloquer ce prix, mais, culturellement, le RN est infiniment plus crédible sur ce terrain : il est clairement « pro-bagnole » (« défendre le pouvoir d’achat des automobilistes ») là où les forts accents écologistes d’une gauche qui s’est définitivement verdie n’en font pas un premier choix pour les personnes attachées charnellement à leur véhicule à quatre roues. Face au sentiment d’échec des protections collectives, la possession d’une bagnole n’a-t-elle pas ici la même fonction que la possession d’une arme aux États-Unis ?

Et en Belgique ?

La Belgique n’est pas la France. Le pays est plus densément peuplé (380 habitants au kilomètre carré contre 119) et aucun lieu n’y est vraiment périphérique comme dans l’Hexagone. Il ne comporte pas non plus une mégalopole comme Paris qui pompe toute l’énergie de la « province ». Malgré la sympathie qu’ils ont suscitée, les Gilets jaunes n’ont pas essaimé. Mais la fracture automobile s’est transposée à l’intérieur des villes. Y vivre est devenu à nouveau désirable. La classe moyenne qui l’avait fui dans les décennies précédentes découvre les vertus du vélo électrique devenu tendance tandis que ce sont les classes populaires qui la désertent par manque de logements salubres et abordables en nombre suffisant. Faute d’un changement complet de paradigme qui n’est pas pour demain, la voiture semble toujours indispensable à beaucoup, non pas pour effectuer le trajet domicile/travail – on peut trouver des solutions alternatives dans la plupart des situations – mais pour les sorties en famille et occuper ses loisirs, faire les grosses courses, déménager un frigo ou partir en vacances. Et quand on est propriétaire d’une voiture, il faut encore pouvoir la garer près de chez soi sans se ruiner. 

Voilà pourquoi l’écologie urbaine rebute tout un segment des classes populaires. Et pourtant, il y a urgence : il faut diminuer l’impact de la voiture en ville. Pas seulement pour « le climat », mais pour des questions tangibles de sécurité et de santé publique dont ces mêmes classes populaires sont les premières victimes. Comment faire face à ce paradoxe ?

Mes amis verts, assumez-vous de tourner le dos à cette population qui reste objectivement et subjectivement dépendante de la voiture, par exemple en limitant drastiquement les possibilités de parking en rue ? Mes amis rouges, êtes-vous prêts à sacrifier le long terme à la démagogie du court terme, en plaidant comme vous le faites pour des parkings gratuits ? Entre l’impératif écologique et le mantra du « pouvoir d’achat », où placer le curseur ?

En manchette : photo de Jean-Pierre Aribau via Flickr