À la Libération, avec la révélation de ce qu’on n’appelait pas encore la Shoah, beaucoup ont nourri l’espoir que l’antisémitisme disparaîtrait à jamais. Mais non : même si la culpabilité des sociétés européennes s’est employée à le refouler, celui-ci s'enracinait dans une histoire séculaire. C'est bien connu, le refoulé n’est jamais loin de la surface, comme une actualité récente l’atteste dans plusieurs pays.
Rien n’aurait changé ? C'est ce que laisse entendre le professeur Joël Kotek dans une carte blanche récente où il expose la longue litanie des fantasmes antisémites, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Sa conclusion : « Les Juifs n’ont pas fini d’être désignés comme les responsables des malheurs du monde ». En effet. De plus en plus, les réseaux sociaux laissent libre cours à une vague de complotisme faisant globalement des Juifs les responsables de tout et n'importe quoi.
Mais, dans ce créneau, il y a désormais de la concurrence. Depuis le 11 septembre 2001, les Musulmans ont largement dépassé les Juifs comme incarnation du Mal qui menacerait notre civilisation. C’est à eux qu’on pense quand on évoque le complot majeur du « Grand remplacement ». Ce sont eux qu’on laisse s’entasser à Lesbos et se noyer en Méditerranée. C’est sur le foulard de leurs femmes qu’on délire. Ce sont encore eux qui font l’expérience quotidienne des violences policières dont les victimes s'appellent Adil plus souvent que David. En France, il y a bien Dieudonné et Soral et leurs nombreux disciples qui font une fixette sur les Juifs, mais ils pèsent infiniment moins que Marine Le Pen, laquelle s'échine à enfouir sous une couche de politiquement correct tout ce qui pourrait rappeler l'antisémitisme de son paternel. Pareil en Belgique avec Filip Dewinter, du Vlaams Belang, qui avait bien médiatisé son voyage en Israël (2010) à l'invitation du Likoud, le parti de Netanyahou qui lui sert de modèle pour sa manière décomplexée de traiter les Arabes. Comme la plupart des responsables de la nouvelle droite radicale, ces deux-là ont choisi leur camp.
S'il y a un puissant imaginaire antisémite en Occident, il cohabite avec un imaginaire islamophobe depuis les croisades et avec un imaginaire négrophobe depuis la deuxième traite négrière au XVe siècle. Ces imaginaires nourrissent diverses variantes de racisme. Une lutte résolue contre toutes ces variantes ne devrait jamais être sélective au risque d’alimenter une absurde concurrence des victimes, chaque groupe concerné espérant y gagner quelques dividendes symboliques. En portant un regard borgne sur les faits, le professeur Kotek y contribue à son tour.
Le racisme en tranches
Il n'y a rien d'honorable à diviser le racisme en tranches et à n'en combattre qu'une partie en occultant les autres.
Malheureusement, il n'est pas le seul. En témoigne le sort qui vient d'être réservé par les autorités allemandes à Achille Mbembé, une des figures de proue de l’intelligentsia africaine. On apprend que «ce philosophe politique, théoricien du post-colonialisme et historien camerounais de renommée internationale, n'interviendra pas à la Ruhrtriennale – événement majeur de la scène culturelle allemande estivale –, et la raison n’est pas à chercher du côté de la crise sanitaire. Le voici accusé d’antisémitisme, de relativiser la Shoah (et donc in fine de négationnisme) et de nier le droit à l’existence d’Israël par le Référent de la lutte contre l’antisémitisme auprès du gouvernement fédéral. Son crime ? Avoir condamné la gestion coloniale des territoires occupés par Israël depuis 1967 et tracé un parallèle avec le régime d’apartheid sud-africain. Cela suffirait à en faire un Faurisson noir pour les autorités [1]. »
L'Allemagne n'en finit pas d'expier les crimes nazis, mais elle le fait souvent de la pire des façons : en mettant en œuvre un philosémitisme dévoyé en soutien inconditionnel à Israël, et ce au moment même où le gouvernement de Jérusalem vient de franchir un nouveau palier dans son déni des droits des Palestiniens. Le comble, c'est qu'une telle attitude n'aura aucun effet sur la vague de complotisme antisémite qui sévit en ce moment sur la toile. Bien au contraire : elle l'alimentera, car la preuve sera faite que « les Juifs font la loi en Allemagne ».
Il n'y a rien d'honorable à diviser le racisme en tranches et à n'en combattre qu'une partie en occultant les autres. Que pensera-t-on en Afrique et dans notre population issue de ce continent de l'interdit professionnel qui vient de frapper chez nos voisins un intellectuel qui lui fait honneur sous le prétexte d'un antisémitisme imaginaire ? Et quel peut être l’effet de l'inventaire à la Prévert de Joël Kotek, dénonçant à juste titre l'accusation délirante qui vise les Israéliens d'avoir créé le nouveau virus sans même évoquer les crimes parfaitement réels qui alimentent une hostilité de plus en plus universelle à l'égard de l'État juif ? Une hostilité méritée qui n'a rien à voir avec de l'antisémitisme et que partagent de plus en plus d’antiracistes de toutes origines en Europe, en Afrique et ailleurs dans le monde.
[1] Maxime Benatouil, dans la revue en ligne Contretemps.
Post scriptum, 7 mai 2020 : Un appel international, signé par de nombreuses personnalités juives du monde académique, dont plusieurs sont israéliennes, conteste cette décision à l'encontre d'Achille Mbembé et met en cause Felix Klein, le référent qui est à son origine.
Ce billet a également été publié le 9 mai 2020 dans Le Soir en ligne.
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À lire aussi : Lignes de force contre le racisme en général et l’antisémitisme en particulier de l’Union des progressistes juifs de Belgique.