Avec la hausse record du prix de l’énergie, le pouvoir d’achat revient en force dans le débat politique. Pour ma part, je n’utilise jamais cette expression, la trouvant trop ambiguë. Le simple fait que sa défense soit, depuis des années, en tête des préoccupations de la FGTB tout en se retrouvant « au cœur du programme électoral du MR » devrait éveiller quelques soupçons. Déjà en 2015, l’« augmentation du pouvoir d’achat » était une des trois priorités du gouvernement fédéral dirigé par Charles Michel (MR) en 2015 après le départ de la N-VA.
C’est qu’il y a deux pistes pour améliorer le pouvoir d’achat, et leur philosophie est radicalement différente. La première : on augmente les salaires et les allocations sociales. La seconde : on diminue les taxes et les impôts. Cette dernière piste s’adresse directement à l’État à qui il est demandé de « diminuer la pression fiscale » pour préserver les revenus individuels. C’était la demande initiale des gilets jaunes en France à propos d’une taxe sur le carburant. Si elle fut aisément satisfaite, c’est qu’elle entrait en résonance avec les politiques libérales pour qui le maintien du pouvoir d’achat ne peut être financé que par une cure d’amaigrissement de l’État, des services publics et de la sécurité sociale, c’est-à-dire sans mettre les plus hauts revenus à contribution. Cette orientation est aujourd'hui au cœur de la campagne de Valérie Pécresse, candidate de la « droite républicaine » à l’élection présidentielle française, qui propose de « redonner du pouvoir d’achat aux salariés en augmentant de 10% les salaires nets en diminuant d’autant les cotisations salariales », à la satisfaction de la gazette patronale Entreprendre. Ce qui débouche sur le piège du « salaire-poche » justement dénoncé par la chercheuse Corinne Gobin (ULB), piège dans lequel beaucoup tombent, y compris dans le monde syndical
Son usage répétitif suggére que la mesure du bien-être est indexée sur le niveau de consommation privée des ménages.
Les organisations sociales et les partis de gauche qui utilisent la rhétorique du pouvoir d’achat empruntent majoritairement la première piste : il s’agit bien de restaurer la part des salaires et des allocations sociales qui a sensiblement reculé à l’avantage des profits dans la répartition du revenu national. Pourtant, l’usage d’une terminologie aussi ambiguë n’est pas neutre. Selon l’Insee (l’Institut français de la statistique), « le pouvoir d'achat correspond au volume de biens et services qu'un revenu permet d'acheter ». Son usage répétitif suggére que la mesure du bien-être est indexée sur le niveau de consommation privée des ménages. Il nous renvoie ainsi aux illusions consuméristes d’une période révolue, illusions que le monde du travail avait longtemps partagées avant l’émergence de la critique écologiste du productivisme – une critique qui, je le salue, a été parfaitement entendue et intégrée par un Jean-Luc Mélenchon qu’on peut difficilement qualifier d’« écolo-bobo ».
Or, notre bien-être ne dépend-il pas largement de l’existence de services publics bien financés, donc peu coûteux, voire gratuits, et réellement universels – dans l’enseignement, la santé, la mobilité, la culture ? N’est-ce pas la régression de ces services publics, en volume et en qualité, qui oblige les particuliers à se procurer sur le marché ce que les services publics ne fournissent plus complètement ? Par ailleurs, le bien-être ne se mesure-t-il pas aussi à la qualité de l’air, à la beauté des paysages, à la qualité des espaces publics pour les enfants et les personnes âgées, à la saveur des aliments que les multinationales de l’alimentation dégradent ainsi qu’au temps libéré, notamment via la réduction du temps de travail ? N'est-ce pas à travers des investissements collectifs que la solidarité peut le mieux se manifester ?
Les ambiguïtés qu’a charriées à ses débuts le mouvement des gilets jaunes – et qui lui a valu des soutiens à la fois à gauche et à droite du spectre politique – sont les mêmes que celles qui sont attachées à la notion de pouvoir d’achat. S’il ne saurait être question de faire payer la transition écologique aux plus démuni·es, c’est une illusion de croire que tout le monde pourra continuer à consommer comme avant, en se contentant de mettre le 1% de super-riches à contribution. L’obligation de faire diminuer notre empreinte écologique qui épuise les ressources naturelles et de réduire, dans ce but, les productions inutiles et les activités polluantes aura des effets sur le mode de vie de toute la population, classes populaires incluses. Il reviendra aux politiques publiques de faire en sorte que cette transition écologique apporte plus de qualité de vie à la majorité d’entre nous et que cette exigence se traduise par plus de justice sociale et fiscale.