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Leçon de Pâque

Henri Goldman

· MONDE

Aujourd’hui, c’est la Pâque juive. À cette occasion, les Juifs se souviennent que leurs ancêtres bibliques ont été esclaves en Égypte. Mais ils se divisent sur la principale leçon à en tirer. Pour les plus cyniques, comme nos voisins de l’époque avaient tiré parti de notre faiblesse, il faudra désormais que nous soyons armés jusqu’aux dents et ce seront nos voisins d’aujourd’hui qui trembleront. Ce point de vue est constant chez les dirigeants israéliens. Pour d’autres que les premiers traiteront de rêveurs, comme nous avons connu le joug de l’étranger, nous ne pourrons plus tolérer qu’aucun peuple ne soit encore enchaîné, et surtout pas de notre fait. C’est ce que pensent pourtant de plus en plus de Juifs et de Juives de par le monde, qui s’insurgent d’autant plus contre les massacres à Gaza que ceux-ci sont commis en leur nom. Je suis de ceux-là.

On le sait : à chaque pic de violence au Proche-Orient répond une flambée d’antisémitisme partout ailleurs. Touchons du bois : en Belgique, depuis le funeste 7 octobre, aucun incident grave visant les personnes n’est à déplorer jusqu’à aujourd’hui. Mais on sent bien la petite musique qui monte et qui s’exprime sans retenue sur les réseaux sociaux : les Juifs d’ici seraient coresponsables du massacre des Gazaouis. On aura beau répéter que « il ne faut pas importer le conflit », rien n’y fait.

Nous vivons désormais dans un village mondial. Pour des raisons que chacun comprendra, les Juifs et les Musulmans de Belgique sont reliés par des liens forts avec les parties engagées dans le conflit israélo-palestinien. Mais la manière dont ils manifestent leurs sympathies peut mettre de l’huile sur le feu et semer les graines de la guerre civile ou, au contraire, renforcer notre capacité collective à faire advenir une paix juste entre les deux peuples concernés.

On distribue à la volée la qualification infâmante d’antisémitisme à toute personne qui se permet de critiquer, même très modérément, la politique israélienne.

Évidemment, les propos insultants, les tags blessants et la réactivation des vieux préjugés antisémites ne peuvent être tolérés. Mais comment s’y opposer utilement, c’est-à-dire sans tout embrouiller ? Or, la propagande israélienne, relayée par les principales associations juives d’ici et d’ailleurs, alimente volontairement la confusion en distribuant à la volée la qualification infâmante d’antisémitisme ou de complaisance à son égard à toute personne qui se permet de critiquer, même très modérément, la politique israélienne. Même notre premier ministre Alexandre De Croo n’y a pas échappé. Ce tour de passe-passe sémantique a notamment pour effet de donner une nouvelle virginité à l’extrême droite, du Rassemblement national au Vlaams Belang, dont l’antisémitisme constitutif se fait aujourd’hui plus discret et laisse la primauté à une islamophobie électoralement plus rentable. Cette entourloupe lui est d'autant plus aisée qu'elle se sent en profonde connivence idéologique avec ses cousins suprémacistes juifs au pouvoir à Tel Aviv qui, eux au moins, n'ont pas d'état d'âme quand il s'agit de mettre « les Arabes » au pas.

Soyons clairs : les Juifs du monde entier, pris globalement, n’ont pas à rendre des comptes pour les crimes de Netanyahou et consorts. Les Musulmans de Belgique sont bien placés pour le comprendre, eux qui sont à tout bout de champ obligés de se justifier des crimes islamistes. Mais pour apaiser la sourde colère qui monte dans l’opinion publique révulsée par les exactions de l’armée israélienne à Gaza et dont les réactions se trompent parfois de cibles, le monde politique doit faire face avec précaution à ses propres responsabilités.

Balayer devant sa porte

Un : il doit veiller à une approche aussi équilibrée que possible du conflit israélo-palestinien. Il n’y a pas lieu de traiter différemment la Russie et Israël quand ils commettent des crimes de guerre et bafouent massivement le droit international. Or, l’Europe est complètement partiale à cet égard, n’ayant jamais mis le moindre bémol à son partenariat stratégique avec Israël malgré l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement d’extrême droite, malgré la colonisation et la mise en œuvre d’un régime d’apartheid contre les Palestiniens, malgré une « opération spéciale » à Gaza (1) qui ressemble de plus en plus à un génocide (2). On peut se réjouir que, dans ce concert européen si décevant, la Belgique détonne positivement, même si elle pourrait aller beaucoup plus loin en posant des actes concrets.

Deux : il doit se méfier de toutes les initiatives qui mettraient en concurrence les différentes victimes de racisme. Séparer la lutte contre l’antisémitisme de la lutte contre l’islamophobie, dans les résolutions et dans les manifestations, c’est tourner le dos à une approche inclusive de cette lutte indispensable, laquelle ne peut être efficace que si toutes les populations concernées se sentent reconnues dans leurs souffrances et leurs inquiétudes. C’est d’ailleurs la seule façon d’empêcher que l’extrême droite islamophobe ne vienne polluer les actions contre l’antisémitisme.

Mais, pour surmonter ce sentiment de solitude où ils et elles se complaisent souvent depuis le 7 octobre, il revient aussi aux Juifs et aux Juives d’ici de lever les yeux de leur nombril et de poser quelques gestes pour se reconnecter avec l’humanité universelle où ils ont une place à défendre. En prenant leur part dans la mobilisation pour que la boucherie en cours s’arrête à Gaza. En prenant position pour que justice soit rendue au peuple palestinien écrasé sous la botte israélienne. Et en faisant cause commune avec toutes les minorités issues de l’immigration populaire et qui, à de nombreux égards, ont repris la fonction de bouc émissaire qui fut attribuée aux Juifs jusque dans un passé récent. Heureusement, nous sommes de plus en plus nombreux à le faire. En revanche, que des Juifs se disant progressistes ou libéraux n’aient rien à redire aux massacres israéliens à Gaza me sidère. Que d’autres se préparent à voter pour l’extrême droite par islamophobie m’horrifie. En matière d'antiracisme, le « chacun pour soi » ne mène qu’à la défaite de tous. C’est ma leçon de Pâque.

 

(1) J’emprunte ce délicat euphémisme à Vladimir Poutine qui nommait ainsi l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

(2) Génocide : j'ai écrit ce mot en tremblant. Dans un autre billet sur ce blog, j’expliquais mes réticences à recycler le vocabulaire de la Seconde Guerre mondiale dans le conflit en cours, tout en comprenant son usage. Je suis aussi conscient à quel point, pour des personnes juives que j'estime, l'idée qu'une émanation du « peuple juif » puisse commettre un génocide est insupportable, et je ne voulais pas les provoquer. Mais certains constats plus récents ont ébranlé cette conviction, notamment les multiples obstacles mis par Israël au déploiement de l’aide humanitaire. Cela dit, je ne pense toujours pas que la priorité soit dans la surenchère terminologique qui n’est souvent que le masque de l’impuissance. Même si on s’en tient à la qualification de « crimes contre l’humanité », la réaction de la communauté internationale reste en-dessous de tout.

En manchette : la matza, galette composée uniquement de farine et d'eau, qu'on consomme lors du Seder, le repas rituel de Pâque où est évoquée la sortie d'Egypte des Hébreux sous la conduite de Moïse.