Pour qualifier l’actuelle opération israélienne prétendument contre le Hamas mais qui massacre la population palestinienne de Gaza dans des proportions sans doute jamais atteintes, on entend avec de plus en plus d’insistance monter l’accusation suprême : c’est un génocide qui est en cours. Cette accusation est déjà ancienne. Elle s’est amplifiée au moment de l’opération Plomb durci contre Gaza en 2008-2009. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’elle est aujourd’hui reprise par des hautes autorités morales et des associations non palestiniennes, syndicales ou politiques. À mes yeux, c’est une erreur.
Une guerre sanglante s’est rallumée à quelques milliers de kilomètres. Elle mobilise nos affects comme aucun autre conflit n’a jamais réussi à le faire. Et comme, en ce moment précis, nous nous sentons impuissants, ces affects se libèrent dans la surenchère des mots. Ceux-ci nous renvoient à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah. Cela fait des décennies qu’Israël fait payer aux Palestiniens le prix du plus grand crime jamais commis sur le sol européen. En miroir, sur les images de solidarité avec les bombardés de Gaza, on voit défiler des pancartes où l’étoile de David est mise à égalité avec la croix gammée et Gaza avec Auschwitz ou Varsovie. De plus en plus, on parle de génocide.
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Faut-il se scandaliser de cette inflation terminologique ? Ne peut-on à tout le moins la comprendre ? Voici ce que j’écrivais déjà en 2002 dans un bref essai [1] : « Il y a suffisamment d’arguments et d’adjectifs pour dénoncer et qualifier les atrocités commises par les forces d’occupation israéliennes pour qu’il soit nécessaire de les présenter comme des “actes de génocide”. Pour autant, à l’échelle humaine où se vivent les deuils, la souffrance d’une mère palestinienne qui vient de perdre son mari et ses trois fils dans un raid de “représailles” n’est pas moindre que s’ils avaient été les victimes d’un génocide estampillé. Je comprends qu’en de tels moments, on souhaite nommer sa douleur en choisissant parmi les mots disponibles ceux qui sont les plus de lourds de sens. Ce n’est sûrement pas face à elle qu’il faut s’indigner de l’utilisation abusive d’un mot ou d’une référence. Même les cris de “Mort aux Juifs” (ou leur écho symétrique de “Mort aux Arabes”) et les appels à la vengeance ne m’apparaissent pas inhumains s’ils sont proférés dans le climat de paroxysme émotionnel qui entoure la mise en terre d’un être aimé à jamais disparu. » Tous les excès terminologiques n'ont pas cette excuse.
Mais je m‘interrogeais : « D’où vient cette obsession presque jubilatoire avec laquelle certains critiques d’Israël lui retournent ses références historiques les plus sacrées ? Les anciens génocidés seraient devenus les nouveaux génocidaires, les anciennes victimes (du racisme, des pogroms, de la violence d’État) seraient devenus, exactement dans les mêmes catégories, des bourreaux. » On assiste manifestement à un retour mécanique de manivelle. Au cœur du récit national israélien se trouvent la mémoire de la Shoah et l'obsession de ne plus la revivre. Dans ce récit, les nazis n’ont pas disparu, ils ont simplement changé de visage. Lors de mon premier voyage en Israël (1960), mon petit cousin Avi m’expliquait déjà que « Nasser, c’est Hitler 2 ». Il ne l'avait pas inventé. Déjà à cette époque, l’utilisation jusqu’à la nausée des références à la Shoah était devenue un argument rhétorique majeur de la propagande israélienne pour exploiter l’inépuisable culpabilité occidentale sur le dos des Palestiniens. Après Nasser, il y eut Arafat et Saddam Hussein qui furent repeints en réincarnations d’Hitler. Le comble : même Itzhak Rabin fut nazifié par le parti de l’actuel Premier ministre qui le représenta en uniforme nazi (en manchette), justifiant par avance son assassinat en 1995 par un Juif israélien d’extrême droite. Logique : face à des nazis, pas de quartier. C’est eux ou nous.
Cette accusation infâmante, dont l’inflation a fini par viser des critiques d’Israël irréprochables face à l’antisémitisme, ne pouvait que générer la réplique : « Nazi toi-même ». C’est ce à quoi on assiste encore aujourd’hui.
Les faire déguerpir
Mais c’est une erreur. Le projet original du « sionisme réel » [2], c’était de créer un État juif sur « une terre sans peuple ». Puisque, contrairement à ce raccourci osé de la vulgate sioniste, il y avait un peuple bien établi sur la terre convoitée, il fallait s’en débarrasser en poussant un maximum de Palestiniens vers les pays voisins, les Gazaouis vers l’Égypte, les autres vers la Jordanie. Ce n’est pas un projet génocidaire, mais un projet de nettoyage ethnique et c’est déjà bien assez grave. C’est encore ce qui se passe en ce moment. Les actes de terreur, depuis la Nakba (1947) jusqu’à aujourd’hui, n’ont toujours eu pour seul but que de les faire déguerpir, de préférence « de leur plein gré », notamment en leur rendant la vie impossible. Pas de les exterminer.
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Malgré l'horreur quotidienne et les chiffres qui grimpent à toute vitesse, le nombre de morts à Gaza est encore loin d'autres conflits meurtriers (Ethiopie-Erythrée, Afghanistan, Iran-Irak, Syrie, Somalie, Congo, Soudan, Yemen…) qui n'ont pas bénéficié de la même amplification médiatique et émotionnelle. Inutile d’en rajouter pour dénoncer des crimes contre l’humanité comme ils le méritent. La propagande israélienne pousse ses critiques à la faute, mais il ne faut pas tomber dans le piège car les références approximatives à la Seconde Guerre mondiale constituent une matière particulièrement inflammable, comme certains dérapages récents l'ont encore montré. La solidarité avec un peuple écrasé sous les bombes n’a pas besoin de surenchère verbale, mais d’actes concrets.
[1] Quelques jours après cette publication, Israël déclenchait l’opération Rempart que j’évoquais dans mon billet précédent.
[2] Comme on parle de « socialisme réel » pour évoquer les régimes d’Europe de l’Est qui s’en réclamaient. Il y eut des courants minoritaires dans le sionisme qui aspiraient à un État binational en Palestine, mais ils furent vaincus politiquement et finirent par disparaître.