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Mawda, la faute à personne…

Henri Goldman

· BELGIQUE,MONDE

Vous n'avez pas pu oublier cette photo. Ce petit garçon au pull rouge, trouvé mort le 2 septembre 2015 sur une plage turque de la mer Égée, s'appelait Alan Shenu, dit Alan Kurdi à cause de son origine. Avec sa famille, il fuyait une région dévastée par la guerre civile et cherchait à se poser dans un endroit où il aurait pu trouver un peu de paix et de sécurité.

Cette photo a fait le tour du monde. Elle symbolisait l'hypocrisie de notre politique d'accueil. Nos États reconnaissent le droit d'asile, mais ils dépensent des fortunes pour que des personnes qui auraient toutes les chances de l'obtenir ne puissent atteindre nos frontières, condition pour pouvoir déposer leur demande. Certains, comme Alan, meurent en cours de route.

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Qui a tué Alan ? Il était dans une barque. Il est tombé à l'eau. Il avait trois ans. C'était juste un accident. La faute à personne.

Mawda Shawri avait deux ans. Comme Alan, elle était kurde. Avec sa famille, elle fuyait la même région dévastée par la guerre civile et cherchait comme lui à se poser dans un endroit où elle aurait pu trouver un peu de paix et de sécurité. Mawda est morte dans la nuit du 17 au 18 avril 2018 d'une balle dans la tête. Fatima Ouassak a raconté son histoire. Qui a tué Mawda ? C'est la différence avec Alan : on connaît exactement la réponse. Mais, nous explique-t-on, c'était aussi un accident. La faute à personne ?

Les passeurs et le policier

Le 23 novembre s'ouvrira le procès du meurtre de Mawda au tribunal correctionnel de Mons. Dans le box des accusés, on trouvera deux présumés «passeurs» et le policier qui a tiré. Des sous-fifres. On nous expliquera une fois de plus que les «passeurs» sont des trafiquants de la pire espèce : ils «trafiquent» sans scrupules des êtres humains comme d'autres trafiquent de la drogue ou des contrefaçons. Ce n'est pas mon avis. Sans «passeurs», aucune des personnes qui ont d'excellentes raisons pour demander et obtenir l'asile en Europe ne pourrait même introduire une demande. Il y a des passeurs parce qu'il y a Frontex, l'agence européenne dont la fonction est de bloquer les migrants avant qu'ils n'arrivent. Parmi ces passeurs, il y a bien sûr des crapules. Il y a aussi des commerçants honnêtes qui se font payer pour un service qui comporte des risques pour tout le monde. Oui, on en est là : plus l'Europe se barricade de façon sophistiquée, plus l'ingéniosité des passeurs est sollicitée, plus leurs tarifs augmentent et plus il y a des morts aux frontières. Car aucune barrière ne sera jamais assez hermétique pour empêcher la circulation des personnes dans un monde où l'information, les capitaux et les marchandises circulent si facilement. Surtout quand leur vie est en jeu.

Innocent le policier qui a tiré ? Oui et non. Oui car ce policier n'a évidemment pas le profil d'un tueur. Fonctionnaire public, on suppose qu'il avait des consignes et qu'il les respectait. Non, car on ne devrait jamais pouvoir s'abriter derrière des consignes d'une autorité supérieure pour abdiquer de sa responsabilité individuelle. On pense inévitablement à l'expérience de Milgram, voire à la banalité du mal mise en évidence en 1961 par Hannah Arendt lors du procès d'Adolf Eichmann, petit fonctionnaire médiocre qui n'avait absolument pas le profil d'un prédateur pathologique et qui fut pourtant l'opérateur d'un crime de masse.

la pire des choses qui puisse arriver, c'est que le policier s'en tire avec un non-lieu et que la page soit lâchement tournée sans qu'aucune leçon ne soit tirée.

Loin de moi l'idée de comparer le génocide des Juifs d'Europe avec notre politique d'asile. L'Allemagne nazie a voulu la mort des Juifs, personne n'a voulu la mort de Mawda. Mais, lors du procès de Mons, la pire des choses qui puisse arriver, c'est que le policier s'en tire avec un non-lieu et que la page soit lâchement tournée sans qu'aucune leçon ne soit tirée.

Il ne faut pas rêver. La mise en évidence des circonstances troubles de la mort de Mawda et des responsabilités en amont ne fera pas basculer notre politique d'asile. En Belgique comme partout en Europe, la montée d'un populisme identitaire surfe sur la conviction qu'il serait possible de conserver notre prospérité en vase clos. Que crève le monde, mais qu'on ne touche pas à mes nains de jardin. Quelle illusion ! Il faut s'appeler Donald Trump, Jaïr Bolsonaro ou Theo Francken pour penser ça. Le réchauffement climatique et le Covid-19 nous rappellent aujourd'hui à quel point toute l'humanité est dans le même bateau. Même si certains sont sur le pont et d'autres dans la cale, nous coulerons ou nous nous sauverons tous ensemble. La prise de conscience des inévitables chamboulements migratoires présents et à venir doit nous amener à changer complètement de paradigme. Il y a chaque jour d'autres Alan, d'autres Mawda. Nous ne pourrons plus longtemps nous en laver les mains.