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Les dinosaures d'Irène Kaufer

Henri Goldman

· BELGIQUE

Oui, je sais. La guerre en Ukraine, le retour de Netanyahou en Israël, la victoire à la Pyrrhus de Lula, l'insupportable morgue de Marine Le Pen qui se voit en Georgia Meloni, les mésaventures de la Vivaldi et du plan Good Move à Bruxelles, le mariage de Remco Evenepoel, la coupe du monde au Qatar et la descente aux enfers du Sporting d'Anderlecht…. Je sais tout ça. Mais quand une amie proche disparaît, j'ai le droit de penser à autre chose ?

Irène Kaufer est morte hier du cancer. Comme le disait la chanson à propos de monsieur de La Palice, «un quart d'heure avant sa mort, elle était encore en vie». Mais je veux ici me reporter 15 ans en arrière. En juin 2007, la revue Politique, dont j'étais alors rédac' chef et où Irène chroniquait «Le café Carabosse», préparait un numéro spécial – le numéro 50 – pour ses 10 ans. On avait demandé à 51 personnes d'écrire un texte sur le thème «La gauche peut-elle encore changer la société ?». Celui qu'Irène nous avait remis s'intitulait «Éloge des dinosaures». Le voici. Faites-en votre miel.

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ÉLOGE DES DINOSAURES

Quoi ma gauche, qu’est-ce qu’elle a ma gauche ? D’accord, elle a pris des rides, les rhumatismes l’empêchent de courir et il arrive qu’elle se mette à radoter. Et voilà que derrière elle, jeune et fringante, se dresse une autre gauche, qui se voudrait «nouvelle» (sans se revendiquer forcément de gauche, d’ailleurs) Que propose-t-elle à l’ancêtre ? De renouveler ses fondations ou sa façade, ses valeurs ou sa stratégie ? Ou encore, de la renvoyer à ses souvenirs, à ses belles conquêtes, le droit de vote, la sécurité sociale, le droit à l’éducation, à la santé ? Même la droite les reconnaît aujourd’hui, ces conquêtes, après les avoir tant combattues dans le passé… Bon ça va, c’était important, c’est fait, on ne va pas y passer la nuit !

Parce que, quels qu’aient été ses mérites, à cette vieille gauche, elle n’est plus de taille. Pas seulement à cause de son âge et de ses scléroses, mais aussi, mais surtout, parce que «le monde a changé». Et à ce monde nouveau doit correspondre une gauche nouvelle. Dynamique, imaginative, sans préjugés.

Pour ce qui est de changer il a changé, le monde, c’est sûr. Même que la gauche et la droite, pour beaucoup, on ne sait plus trop la différence. Aujourd’hui, le libéralisme se veut «social» et les entreprises «citoyennes» (ce qui les autorise à vouloir se mêler d’éducation); les syndicats se coulent dans le rôle de co-gardiens de la compétitivité et les travailleurs, tétanisés par le chômage, ne demandent qu’à retrouver un patron, quelquefois à n’importe quel prix; et chacun de lui dérouler un tapis rouge, oubliant au passage que des investissements chez nous signifient parfois des délocalisations ailleurs, ces délocalisations si unanimement dénoncées lorsqu’elles nous touchent… La gendarmerie ne se voit plus reprocher son rôle répressif (sauf quand elle y va vraiment trop fort, comme dans le cas de Semira Adamu), mais son inefficacité; et s’il y a une valeur en hausse, désormais incontestable, c’est bien la famille : même les homosexuels veulent se marier. 

Au milieu de tant de confusion, pas étonnant que Dieu, ses pompes et ses (bonnes) œuvres fassent un retour en force. 

«Faire payer les riches»

À monde nouveau, vocabulaire moderne. Ne dites plus «patron», «protection sociale», «conquêtes des travailleurs» mais «entrepreneur», «État-providence», «privilèges»; ne dites plus «maximisation des profits», mais «compétitivité» (qui n’est pas la simple rentabilité: il ne suffit pas d’être rentable, il faut l’être toujours plus, et surtout plus que les autres). Et surtout, n’oubliez pas la «fracture sociale», une espèce de lutte des classes dont on aurait retranché la lutte.

Parlons-en, de cette fameuse fracture sociale. Peut-être l’un des critères pouvant distinguer gauche et droite, «vieille gauche» et «gauche nouvelle», «gauche modérée» et «gauche radicale», c’est l’endroit où l’on situe la fracture. Entre capitalisme financier et capitalisme productif ? Entre travailleurs «protégés» et précaires ? Entre ceux qui ont du boulot, même sous-payé, même temporaire, et les chômeurs de longue durée ? Entre ceux qui ont un toit, même pourri, et ceux qui vivent – et meurent – dans la rue ? Qui est «inclus», qui est «exclu» ? 

Les Robin des Bois modernes proposent de prendre à ceux qui n’ont pas grand-chose pour redistribuer à ceux qui ont encore moins.

La question n’est pas théorique, car de l’endroit où l’on situe le fossé, dépendent naturellement des questions de fond : quels alliés pour quelle politique, au profit de qui ? L’idée de «faire payer les riches» paraît un slogan creux, mais en fait, tout le monde le met en avant, sous forme de «sacrifices» exigés de la «population» – la question étant de savoir où l’on situe les «riches». Aujourd’hui, hélas aussi à gauche, le «partage des richesses» ressemble trop souvent à un «partage de la misère», et les Robin des Bois modernes proposent de prendre à ceux qui n’ont pas grand-chose pour redistribuer à ceux qui ont encore moins.

Haro donc sur les «droits acquis» (dont fait partie un travail fixe, mais pas l’héritage, par exemple) ; haro sur les «travailleurs protégés» («protégés» comme ceux de Renault, ceux de Clabecq, protégés comme l’infirmière harassée ou comme le jeune prof baladé d’une école à l’autre, ne sachant pas quand il sera nommé…) La précarité pour tous, serait-ce l’idéal de la «société nouvelle» ?

L'entrepreneur et le curé

Mauvais procès fait à une «nouvelle gauche» qui se cherche encore, que de la soupçonner d’une contamination par le virus libéral ? Sur certaines questions de fond, comme le développement durable, elle a su secouer les vieilles certitudes ; sur des problèmes dits de «société», elle a contribué à jeter un regard différent. Mais quelles propositions pour la question sociale ? Les PME comme alternative aux multinationales, à la sauce Écolo (quand on connaît les conditions de travail et de salaires dans les PME, où les syndicats ne sont toujours pas admis…)? Une «flexibilité moderne» (prônée par quelqu’un comme Daniel Cohn-Bendit), donc des horaires complètement éclatés et soumis aux «besoins de l’entreprise»? Des «fonds de pension» à la française, soudain parés de toutes les vertus, sous prétexte qu’ils seraient «accessibles à tous» – à tous, vraiment? Une réorientation des «aides» sociales vers ceux qui «en ont vraiment besoin», version Schröder? Soit le social géré par le patron et le curé (y compris sa version laïque).

Bien sûr, on dénoncera le capitalisme – dans sa version «sauvage» – ou le libéralisme – s’il est «ultra» ou «néo». La question est de savoir si le capitalisme «soft», le marché tempéré, le libéralisme «social» sont remis en cause ou définitivement acceptés . Une chose est de constater que le rapport de forces est défavorable (d’autant plus défavorable qu’on renonce à le construire), une autre est de renoncer au but à atteindre, ou du moins à approcher; une chose est de devoir reculer, une autre de présenter ce recul comme désirable. Or, c’est la direction même qui paraît brouillée, comme si l’on avait jeté la boussole lorsque le chemin s’est fait plus tortueux. Certes, la boussole ne garantit pas d’arriver à bon port, mais elle évite de s’égarer, de tourner en rond ou de prendre la direction opposée. 

Retour aux sources

Alors parfois, devant certains discours, certaines propositions, on a envie de chercher refuge dans le Jurassic Park, parmi ces dinosaures qui s’obstinent à vouloir marcher, parfois maladroitement, vers ces «vieilles valeurs» comme la justice sociale (à ne pas confondre avec l’aide aux plus démunis) ou l’égalité (qui n’est pas l’égalité des chances, celle qui consiste à placer sur la même ligne l’unijambiste et l’athlète, et que le meilleur gagne !). 

Bien sûr, certains de ces dinosaures ont une sale gueule, de grandes poches – et pas seulement sous les yeux – et parfois du sang sur les pattes. Bien sûr, on a du mal à trouver sa place entre des sociaux-démocrates aspirés par l’extrême-centre et une gauche radicale enfermée dans sa radicalité et ses querelles internes. Bien sûr, on ne retrouve pas ses marques entre le discours léniniste des uns et les propos lénifiants des autres. Mais plus encore que d’un hypothétique renouvellement, la gauche aurait peut-être besoin d’un retour aux sources. 

Ce qui signifie aussi retrouver un acteur qu’on néglige trop souvent, le «Dinosaurus Rex» dont la vitalité réapparaît, malgré de multiples avis de décès : à savoir le mouvement social, qui ne se réduit ni à des «appareils», fussent-ils «révolutionnaires» ou syndicaux, ni à des associations posant des pansements, indispensables mais insuffisants, sur les plaies individuelles et sociales.

Dans le passé récent, ce sont des mouvements sociaux, comme le féminisme ou l’écologie, qui ont su poser les bonnes questions, secouer les institutions – partis politiques et syndicats compris. Aujourd’hui, l’émergence d’un mouvement de chômeurs peut représenter une de ces dynamiques nécessaires pour qu’une éventuelle alliance rose-verte ne se contente pas à son tour de «gérer» une réalité sociale à laquelle on se résignerait, à quelques accommodements près.

Irène Kaufer, juin 2007

Irène à la mer du Nord, octobre 2022. Photo reprise de son mur Facebook, dans son message posthume.