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Les dernières aventures de la laïcité vestimentaire

Henri Goldman

· BELGIQUE

Le mardi 16 novembre, Sarah Chaari (sur la photo) a été sacrée championne du monde de taekwondo dans sa catégorie (moins de 62 kg). Le jeudi, Paul Magnette, président du PS et bourgmestre de Charleroi, postait ce message : « Une jeune Carolo sur le toit du monde ! Bravo à toi Sarah Chaari, championne du monde de taekwondo à seulement 18 ans ! Tu portes haut les couleurs de notre ville et de notre pays. » Rien à redire.

Paul Magnette n’a donc pas jugé opportun de relever que Sarah Chaari a concouru la tête couverte pour des raisons probablement religieuses. Il a eu bien raison : le couvre-chef des femmes ne regarde qu’elles, comme le reste de leur accoutrement, pour autant que les exigences d’hygiène et de sécurité soient respectées. Il n’a donc pas considéré que des règles de « laïcité vestimentaire » auraient dû s’appliquer ici. Il est même possible que Sarah Chaari ait choisi ce sport parce que c’est l'un des rares où il n’y a pas d’interdit de ce type. 

Mais supposons que Sarah Chaari, qui en a l'âge, veuille s’engager aujourd’hui dans des études supérieures et qu’elle opte pour un bachelier en droit. Ça tombe bien : la Haute école provinciale Condorcet propose cette formation et, par chance, celle-ci se donne dans sa propre ville, là où Paul Magnette est le premier magistrat. Déception : l'inscription de la championne sera refusée, du moins si elle se présente comme en compétition. Un foulard au taekwondo, ça passe encore. C’est juste un jeu, ça ne porte pas à conséquence. Mais dans une Haute école, vous n’y pensez pas. À Condorcet, depuis des années, il existe un règlement d’ordre intérieur (ROI) qui stipule ceci (page 84) : « Dans la Haute école, l’étudiant (notez le masculin hypocrite) n’exhibe aucun signe distinctif porteur de valeurs à caractère xénophobe, philosophique ou religieux (notez l'amalgame). Dans les locaux où sont dispensées les activités d’apprentissage, le port d’un couvre-chef n’est pas autorisé, à l’exception des impositions professionnelles. » 

Désolé Sarah. Condorcet, ce n’est pas pour toi. Tu es majeure, mais d’autres personnes, le plus souvent de genre masculin et qui s'estiment sûrement très libérales sur le plan philosophique, décideront à ta place comment et dans quelles circonstances tu peux te présenter en public. Aujourd’hui, c'est l’école qui t'est fermée, demain ce sera l’emploi. Heureusement pour toi, il te restera le taekwondo.

Sauf que, peut-être… Sur sa page de garde, le ROI de Condorcet pour l’année académique 2022-2023 indique « sous réserve de validation par le Conseil provincial ». Ledit conseil a validé ce ROI sans sourciller depuis des années. Je ne désespère pas qu’il change d’attitude cette fois-ci et que Paul Magnette, qui a déjà démontré sa capacité d’anticiper les évolutions sociétales, se rende compte de sa propre incohérence.

De nobles principes

Incohérence : parlons-en. Dans l’enseignement supérieur, les choses ont commencé à bouger dans le bon sens, du moins à Bruxelles. À la Haute école Francisco Ferrer, qui dépend de la Ville de Bruxelles, cette forteresse blindée de la laïcité vestimentaire, une clause du ROI du même tonneau qu’à Condorcet a été cassée par la Justice, donnant ainsi raison à des étudiantes qui la contestaient. À l’initiative d’un groupe de 62 professeurs et anciens professeurs, défendus par l’inévitable Marc Uyttendaele, un recours a été introduit qui est remonté jusqu’à la Cour constitutionnelle. Leur démarche est soutenue par le Centre d’action laïque dont le siège se trouve sur le campus de l’Université libre de Bruxelles. Et pourtant, le CAL n’a jamais demandé que la laïcité vestimentaire soit appliquée à son université de référence, où Maître Uyttendaele enseigne devant des amphis remplis de foulards islamiques.

Comment justifier cette différence de traitement entre, d’une part, les universités qui, absolument toutes en Belgique, accueillent des étudiantes « voilées » et les Hautes écoles qui devraient les refouler ? Je n’ose croire que le CAL s’assied sur ses nobles principes pour de basses raisons mercantiles, à savoir ne pas faire perdre à son Alma Mater des parts du marché universitaire au profit de la concurrence louvaniste. 

Toutes les tentatives, avec Nicolas Sarkozy et Manuel Valls en pointe, d’étendre cet interdit à l’enseignement supérieur, donc à des femmes majeures, ont échoué.

En passant, je rappelle que la France, référence constante de la laïcité vestimentaire en Belgique francophone – et qui est en ce moment aux prises avec une nouvelle épidémie délirante –, n’interdit jusqu’à nouvel ordre le port de signes religieux que dans les lycées et collèges, et que toutes les tentatives, avec Nicolas Sarkozy et Manuel Valls en pointe, d’étendre cet interdit à l’enseignement supérieur, donc à des femmes majeures, ont échoué. Paul, je ne peux pas croire que ces deux personnages puissent être si peu que ce soit tes modèles en matière de laïcité.

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Lire aussi : Pour en finir avec la laïcité des apparences (14 décembre 2021)
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Idiot utile ?

C'est tellement prévisible : avec ce billet, je me ferai taxer une fois de plus d’idiot utile de l’islamisme. On me dira : comment peut-on rester à ce point indifférent à la prolifération des foulards alors que les Iraniennes meurent pour avoir le droit de le retirer ? Comment peut-on donner du crédit à des femmes qui sont soit des marionnettes manipulées par les barbus, soit des militantes perfides qui veulent nous imposer la charia ? Ceux et celles qui avancent ces arguties n’ont sans doute jamais adressé la parole à une musulmane « voilée ». Celles-ci, nées ici dans leur immense majorité, sont le produit de notre société, de notre enseignement et n’ont pas plus que quiconque envie de revenir au Moyen Âge.

En guise de réponse, je laisserai le mot de la fin au sociologue français d’origine iranienne Farhad Khosrokhavar, avec ces extraits d'un texte déjà ancien mais qui n'a pas pris une ride.

« Ce voile n'est pas la reproduction de la tradition; la religion des parents ne donne pas suffisamment d'ingrédients symboliques aux jeunes filles qui veulent se voiler selon leur propre initiative. Elles y puisent certes, pour y trouver quelques éléments, mais elle ne constitue pas le liant de base. Celui-ci se trouve dans l'expérience même des jeunes, dans une société où elles se sentent souvent économiquement ou culturellement exclues ou infériorisées et où, de toutes les façons, même l'intégration économique ne comble pas, pour une partie d'entre elles, le malaise identitaire. »
« Ce phénomène est perceptible chez les jeunes femmes qui se réclament de l'islam et vivent leur foi comme un fait qui leur donne le sentiment d'exister de manière autonome là où précisément le choix ne leur est laissé qu'entre l'imitation servile d'un modèle consumériste sans âme où elles seront toujours perçues comme inférieures, et la répression institutionnelle au nom de la pureté républicaine, si elles arborent leur voile. »

Mais, pour certains, je crains que ce développement ne vole un peu trop haut.