L'analyse intersectionnelle, à laquelle j'adhère, part du constat que chaque personne occupe une position dans les trois principaux systèmes de domination qui opèrent dans notre société : les dominations de classe, de genre et de "race". On peut occuper une position dominée dans les trois systèmes à la fois, mais ce n'est pas le cas le plus fréquent. Une femme bourgeoise de souche européenne sera exposée comme toutes les femmes au plafond de verre et aux risques de violences masculines, mais sera dominante comme bourgeoise blanche et susceptible d'exploiter à ce titre des femmes pauvres d'origine immigrée. Un syndicaliste portera la voix des dominé·es sur le terrain socio-économique, ce qui ne l'empêchera pas d'abandonner toutes les tâches domestiques à sa femme qui pourtant travaille aussi. Un jeune entrepreneur musulman n'échappera pas aux contrôles systématiques au faciès, mais ça n'en fera pas automatiquement un bienfaiteur altruiste avec son personnel. Aucun des mouvements sociaux qui opèrent sur ces différents terrains ne prendra complètement en charge l'ensemble des aspirations humaines à plus de justice. La "convergence des luttes" dont beaucoup rêvent ne peut être qu'un horizon à long terme. En attendant, chaque mouvement social doit se voir reconnaître une pleine légitimité sur son terrain.
Dans les sociétés démocratiques qui se sont engagées à promouvoir l'égalité, en dignité et en droit, des personnes qui les composent, on a fini par reconnaître qu'un contre-pouvoir doit pouvoir s'exercer à l'intérieur de chaque système de domination pour en limiter l'arbitraire. Ainsi, les organisations syndicales sont reconnues comme contre-pouvoir légitime sur la scène socio-économique. Le mouvement des femmes s'est imposé, à travers des conseils représentatifs, comme contre-pouvoir incontournable dans les questions de genre. En Flandre, un "Forum des minorités" (Minderhedenforum) tient lieu, face aux autorités, d'organe représentatif des minorités ethnoculturelles confrontées à des discriminations structurelles. Mis en place en 2002, le Forum rassemble la plupart des fédérations d'associations – qui sont plus de mille – mises sur pied par les personnes issues de l'immigration.
Sous la pression du Vlaams Belang
"Tient lieu". Faut-il désormais l'écrire à l'imparfait ? Le 9 novembre, le gouvernement flamand signifiait au Minderhedenforum qu'il allait lui retirer son statut d'organisation représentative pour le confier à une autre structure surgie de nulle part [1]. Cette décision, qui pourrait signer l'arrêt de mort du Forum, fait suite à une autre consignée dans l'accord de gouvernement flamand (2019) : la Flandre annonçait qu'à l'échéance (2023), elle allait sortir de l'accord de coopération instituant Unia comme centre interfédéral habilité à intervenir notamment sur les discriminations relevant de toutes les entités fédérées, pour mettre sur pied à sa place une institution uniquement flamande. Difficile de ne pas faire le lien entre ces deux décisions et la tonalité très nationaliste qui prévaut désormais dans la politique flamande, avec une N-VA sous la pression directe du Vlaams Belang.
Pourquoi un tel forum n'existe-t-il pas du côté francophone ? Pourquoi aucune initiative, ni politique, ni associative, ne vise à en mettre un sur pied ?
La coalition Napar, qui regroupe 65 associations antiracistes dans tout le pays, marqua immédiatement sa solidarité avec le Minderhedenforum, qui est l'une d'entre elles, se demandant si "la Flandre se [dirigeait] vers un musèlement de la société civile antiraciste". Ce communiqué de presse fut également répercuté par les associations francophones membres de Napar.
Et c'est un premier paradoxe. Nous autres, antiracistes francophones, nous entendons soutenir un Forum dont le champ d'activité est strictement flamand. Mais si une telle structure est légitime pour les Flamands, pourquoi pas chez nous ? Pourquoi un tel forum n'existe-t-il pas du côté francophone ? Pourquoi aucune initiative, ni politique, ni associative, ne vise à en mettre un sur pied ? Ne serait-ce pas un reste d'hégémonie du logiciel assimilateur français qui refuse toute forme de reconnaissance publique à des associations "de minorités", postulant sans doute que les "reconnaître" serait un encouragement au "séparatisme" et au "communautarisme"?
Que faire de "la race" ?
La constitution, en Wallonie et à Bruxelles (en surmontant dans la capitale la distinction absurde entre associations "flamandes" et "francophones"), d'un Forum des minorités ne serait pourtant que la conséquence logique de l'analyse intersectionnelle et de la reconnaissance du caractère structurel du racisme et des discriminations. Pour les combattre efficacement, on ne peut se passer d'un contre-pouvoir qui serait l'émanation des personnes dominées, comme il en existe sur le terrain socio-économique ou celui des discriminations selon le genre.
Et voilà un deuxième paradoxe. Dans la langue française, le mot "race" est désormais banni, au prétexte qu'il n'y a qu'une race humaine (en effet), L'article premier de la constitution française (1946, puis 1958) postulait "l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de sexe, d'origine, de race ou de religion". Le mot litigieux fut supprimé en 2018 sous François Hollande, au motif qu'il pouvait être mal compris.
Décision cosmétique. On a effacé la "race", mais pas le racisme qui se porte toujours aussi bien. Comment alors nommer les groupes qu'il vise ? Reconnaître la "race", non comme une donnée biologique mais comme une construction sociale, c'est aussi reconnaître le droit des "racisé·es" à prendre collectivement leur destin en main en se constituant en contre-pouvoir. Il faut leur reconnaître ce droit, comme on le reconnait aux salarié·es et aux femmes, pris dans d'autres systèmes de domination.
[1] On trouvera sur cette page les différents épisodes qui s'en sont suivis.
En manchette : Jean-François Millet, Les glaneuses (1857). Une image de domination intersectionnelle, puisque les glaneuses, en plus d'être femmes et prolétaires, auraient très bien pu être noires et musulmanes.