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L'universalisme manipulé

Henri Goldman

· BELGIQUE,FRANCE

Au nom de l’universalisme, les héritiers français de Manuel Valls et l’aile droite de la macronie sont désormais entrés en compétition/complicité directe avec le Rassemblement national de Marine Le Pen. Darmanin, le ministre de l’Intérieur, estime même que celle-ci est « un peu dans la mollesse » face à l’islamisme. Pêle-mêle, ce petit monde s’en prend:
1. aux islamogauchistes qui tiennent le haut du pavé dans le monde de l’enseignement: «Loin de transmettre un savoir à leurs élèves ou leurs étudiants, certains professeurs et enseignants entretiennent sciemment la confusion entrer enseignement et militantisme, en ne laissant aucune place à la complexité, au libre examen et à l’esprit critique»;
2. à «une forme identitaire et victimaire (?) de l’antiracisme» qui nourrirait «une hostilité croissante envers l’universalisme», lequel serait, à ses yeux, «assimilé à un projet raciste, colonial, sexiste et “blanc”»;
3. aux partisans de la laïcité inclusive qui serait «un oxymore» (une contradiction dans les termes), car le but de la laïcité «est précisément de ne pas prendre en considération la religion et de garantir ainsi l’égalité entre les citoyens (?)».

L’universalisme a bon dos. Qui donc, au sein des groupes visés, s’est jamais déclaré hostile à l’universalisme, lequel n'est d'ailleurs jamais défini ? Me sentant dans le collimateur de la critique, je précise: j'adhère sans aucune restriction au seul universalisme que je connaisse, celui qui postule l’égalité en dignité et en droit de tous les êtres humains (article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’Homme). Vous avez une autre définition?

Rien de neuf sous le soleil. Il y a toujours eu des hommes pour expliquer qu’ils aiment beaucoup les femmes mais que les féministes exagèrent.

Ce qui dérange les nouveaux représentants de commerce de l’universalisme déclamatoire, c’est manifestement tout autre chose : que les différents groupes victimes du racisme et des discriminations ne se contentent plus de grandes proclamations sans effet et ne laissent à personne d’autre le soin de s'exprimer à leur place à propos de leur condition de racisé·es. Rien de neuf sous le soleil. Il y a toujours eu des hommes pour expliquer qu’ils aiment beaucoup les femmes mais que les féministes exagèrent, ainsi que des patrons très progressistes au salaire plantureux pour expliquer que les revendications sociales mettent les entreprises en danger. Oui, notre société est inégalitaire. Elle abrite une hiérarchie sociale, une hiérarchie des genres et une hiérarchie des «races» (et si le mot vous dérange, trouvez-en un autre, je ne suis pas fétichiste des mots). Le paternalisme satisfait de ceux et celles qui sont du bon côté du manche et qui donnent des leçons à tout le monde, ça commence à bien faire.

Le plus comique dans cette affaire, c’est que ce pseudo universalisme… n’a absolument rien d’universel. Pour s’en tenir aux sociétés démocratiques, il n’est professé de façon hégémonique qu’en France. Partout ailleurs – dans le monde anglo-saxon, mais aussi dans les sociétés germaniques, scandinaves ou latines – on est beaucoup plus à l‘aise avec une «laïcité inclusive» qui s’est imposée sans tapage comme une évidence.

Le comble est atteint quand les croisés de l’universalisme se retrouvent au coude à coude avec les nostalgiques de l’identité française menacée. On assiste alors aux improbables retrouvailles des héritiers de la Montagne et de ceux de la Vendée pour exalter une République fonctionnant comme une monarchie et réduite à une image d’Épinal. (En passant, j'apprécie que Jean-Luc Mélenchon, qu’on sait pourtant très attaché à la laïcité et au drapeau tricolore, ait refusé de jouer dans cette mauvaise pièce.)

Le Figaro ou Causeur ?

En Belgique francophone, on a de la chance. On échappe jusqu’à présent – touchons du bois – à l’obsession de l’identité nationale qui sévit au Nord (Flandre) comme au Sud (France). Nous devons pourtant composer avec un petit courant au verbe haut qui vit au rythme des polémiques parisiennes et rêve de les importer chez nous. Ce courant est incarné par quelques figures – la chroniqueuse Nadia Geerts, la journaliste Marie-Cécile Royen (Le Vif-L'Express) ou le bloggeur kilométrique Marcel Sel – mais il a aussi son organe. Et là, cela me désole particulièrement. Relisez les citations en italique au début de ce billet. Vous pensez qu'elles sont extraites du Figaro ou de Causeur, deux gazettes parisiennes habituées à ce genre de prose? Pas du tout : elles sont tirées de la dernière livraison du bimensuel Regards qui s’est érigé depuis quelques années en moniteur belge de la nouvelle laïcité (2003) à la française. Regards est édité par la principale association juive bruxelloise, le Centre communautaire laïc juif. Cette dernière livraison en aura surpris plus d’un, notamment à cause de son étonnante photo de couverture.

Pourquoi cela me désole? Parce que, comme de nombreuses plumes de cette revue, je suis issu de l’immigration populaire juive en provenance d’Europe de l’Est et que ma famille a été décimée par le plus grand crime raciste commis sur le sol européen. Deux caractéristiques qui ne pouvaient que me rendre sensible à ce que vivent les immigrations populaires qui nous ont succédé, notamment celles de culture musulmane et d'origine africaine. Et tout particulièrement depuis qu’à leur tour elles prennent la parole et mettent leurs propres mots sur ce qu’elles vivent, ce qui me réjouit, même si certains de ces mots peuvent me surprendre.

Ça devrait à tout le moins la rendre modeste eu égard au lieu d’où elle parle: elle n’est habilitée en rien à distribuer des brevets d’universalisme.

Regards est une revue d’excellente facture mais ses préoccupations sont bien peu universelles. Elle cultive le particularisme juif et ce n’est absolument pas un reproche pour moi. Elle appréhende les faits de société à travers le prisme des intérêts juifs (ou israéliens auxquels elle s’identifie). Elle se focalise sur le combat parfaitement légitime dans son chef contre un antisémitisme toujours présent sans perdre son temps à gloser sur les violences policières ou sur la discrimination à l'embauche qui ne concernent plus directement les Juifs. Elle met en évidence les productions culturelles juives, ce qui est bien le rôle d’une revue communautaire. Mais ça devrait à tout le moins la rendre modeste eu égard au lieu d’où elle parle: elle n’est habilitée en rien à distribuer des brevets d’universalisme. Un tel comportement péremptoire, totalement dénué d'empathie, ne peut aboutir qu’à élargir le fossé qui sépare les Juifs des autres minorités, alors que tout milite pour leur rapprochement.

Mais sans doute une telle évolution n’est-elle que la confirmation à retardement du diagnostic formulé par Enzo Traverso dans son essai La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur (2013): «Après avoir été le principal foyer de la pensée critique du monde occidental – à l’époque où l’Europe en était le centre – les Juifs se trouvent aujourd’hui, par une sorte de renversement paradoxal, au cœur de ses dispositifs de domination», décrivant le processus par lequel «une intelligentsia juive néoconservatrice a transformé l’universalisme en occidentalisme».

Il y a, heureusement, des exceptions, en Europe, en Amérique et même en Israël. Et elles sont plus nombreuses qu’on imagine.

En manchette : un fragment de la couverture de Regards, 09.03.2021, n° 1072.