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Bruxelles 2030 : ce que la culture n'est pas

Henri Goldman

· BRUXELLES

Que personne ne l'ignore : Bruxelles est candidate pour devenir capitale européenne de la culture en 2030. Elle sera en concurrence avec d'autre villes belges : Courtrai, Gand, Louvain, Liège. Assurément, ses concurrentes ont des atouts. Mais Bruxelles en a un, majeur, qu'elle devra s'employer à valoriser : c'est la seule ville qui préfigure un futur désirable dans un continent européen qui est en ce moment tiré en arrière par la montée d'un populisme identitaire qui se manifeste partout.

Aujourd'hui, plus personne ne réduit la culture à la production des œuvres ou à l'accumulation des connaissances. Le terme est infiniment polysémique. Par exemple, on pourrait dire que la culture est ce qui exprime le cœur battant d'une société dans ce qu'elle a à la fois de particulier et d'universel. Dans les premiers textes qui cernent les intentions des chargé·es de mission de Bruxelles 2030 [1], deux atouts sont mis en avant : « son énergie artistique toujours aussi exceptionnelle et sa super-diversité culturelle ». Mais la principale caractéristique de cette ville sur le plan culturel tient sans doute au rapport tout à fait singulier que la culture entretient avec la langue. Présentée souvent comme la deuxième ville francophone d'Europe, Bruxelles peut être considérée à cet égard comme l'antithèse de Paris, capitale nombrilique d'une culture-langue qui n'en finit pas de pleurer sa grandeur passée.

Ma modeste contribution à cette ambition se trouve dans un texte écrit en juin 1998 et retouché en janvier 2007. Il est né de mes discussions au sein du « Club de la Tentation », éphémère embryon intellectuel de ce qu'on appela par la suite le « nouveau mouvement bruxellois ». Il me semble qu'il tient encore la route aujourd'hui.

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Lire aussi : La revanche du « Club de la Tentation » (7 novembre 2013)

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À Bruxelles, la culture ne passe pas par la langue…

À Bruxelles, la culture ne passe pas par la langue. Mais attention : cette proposition n’est pas exportable. Nous n’ignorons pas que, le plus souvent, c’est autour d’une langue commune que se cristallisent les identités collectives, surtout quand elles sont niées par des puissances occupantes (comme, jadis, l’identité polonaise) ou des centralismes peu respectueux des minorités (comme le fut l’identité basque en Espagne).

Mais ce principe, à la fois classique et romantique, qui fait épouser les limites du peuple avec une aire linguistique, est définitivement daté, même si sa récupération continue à faire des ravages, en Belgique et ailleurs. En outre, quand on cherche à le mettre en œuvre à proximité des frontières, ce principe apparaît particulièrement inadapté. C’est le cas à Bruxelles, qui doit se débattre entre deux conceptions concurrentes plaquées sur le réel : celles qui en font une ville flamande (« capitale de la Flandre », et « que les Flamands n’abandonneront jamais ») ou une ville francophone, appartenant à la francophonie à plus de 80%.

On ne s’étendra pas sur la première assertion : cette volonté de définir l’identité bruxelloise « du dehors » fait trop bon marché des sentiments réels et de l’expérience quotidienne des Bruxellois. La mobilisation des affects et la manipulation anachronique des repères historiques sont peut-être moins criminelles ici que lorsque les Serbes revendiquent leurs droits inaliénables sur le Kosovo ou les Israéliens sur Hebron. Elles n’en sont pas moins incompatibles avec tout point de vue démocratique, qui se doit de privilégier le droit des vivants sur celui des morts.

La langue française est l’incontestable « langue commune » de tous les Bruxellois, Flamands y compris. Mais s’agit-il vraiment du français « cristallisant une identité collective » comme c’est, par exemple, le cas au Québec ?

Le point de vue « Bruxelles, ville francophone avec des minorités » semble avoir plus de consistance. La langue française est l’incontestable « langue commune » de tous les Bruxellois, Flamands y compris. Mais s’agit-il vraiment du français « cristallisant une identité collective » comme c’est, par exemple, le cas au Québec ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un « français-esperanto », langue utilitaire permettant à de nombreux groupes culturellement hétérogènes de communiquer entre eux ? Bien sûr, les Bruxellois sont au moins aussi francophones que les Sénégalais, les Haïtiens ou les Libanais, tous parties prenantes de cette construction politique qu’est « la francophonie ». Mais, pour la plupart d’entre eux, sont-ils vraiment fransvoelend, ayant la langue française nouée dans leurs tripes ? On peut en douter… et s’en réjouir.

Car Bruxelles reste définitivement rebelle à cette approche héritée de 19e siècle. Son histoire et sa géographie en font peut-être la première métropole post-moderne d’Europe.

Son histoire : la présence francophone à Bruxelles, attestée depuis le 15e siècle et l’époque bourguignonne, est restée longtemps l’apanage de l’aristocratie. Son extension, au 19e siècle, avec l’émergence d’une bourgeoisie urbaine, la rendait plus proche, culturellement, d’Anvers que de Liège : la barrière de la langue s’apparentait à une frontière de classes. Ce n’est qu’au 20e siècle que le basculement s’est opéré sous l’impact de multiples vagues migratoires.

Sa géographie : Bruxelles n’est pas la seule Ville-État du vieux continent. Mais tandis qu’à Brême ou à Hambourg, il y a une continuité identitaire entre la ville et son hinterland, ce n’est pas le cas à Bruxelles : ici, la majorité de la population n’appartient pas au même « peuple » que celui qu’on trouve dans les régions environnantes. La chimère de Jean Gol parlant d’une « nation francophone », de Bruxelles à Arlon et de Liège à Tournai, n’a aucune consistance émotionnelle. Dans le contexte belge, l’usage commun de la langue française ne définit pas un peuple et les francophones bruxellois sentent bien qu’ils ne sont pas wallons, sauf pour une minorité d’entre eux.

La chimère de Jean Gol parlant d’une « nation francophone », de Bruxelles à Arlon et de Liège à Tournai, n’a aucune consistance émotionnelle.

La population bruxelloise peut, sommairement, être divisée en cinq parts de taille inégale, selon son origine. Une part en déclin de vieux Bruxellois, avec une bourgeoisie francophone et des classes populaires brusseleir. Une part d’immigrés wallons et une part d’immigrés flamands récents. Enfin, deux parts d’immigrés venus d’ailleurs, toutes deux en expansion numérique et qui assurent la croissance démographique de la ville : celle des « eurocrates » et des cadres de multinationales qui font de Bruxelles une petite métropole internationale, celle de l’immigration populaire, nourries des multiples vagues migratoires, qui donne à Bruxelles son visage de cité cosmopolite. Dans ce patchwork, si la langue française s’est incontestablement imposée comme lingua franca, comme langue commune de tous, en s’appuyant sur le fait qu’elle fut, aux moments décisifs des deux après-guerres, la langue du pouvoir et de l’argent, donc la langue de l’ascension sociale, il ne s’agit pas (pas encore ?), pour la plupart des Bruxellois, d’une véritable « langue maternelle ».

C’est pourquoi la comptabilité recensant 15% de Flamands et 85% de francophones coince Bruxelles dans une image de soi et dans un modèle institutionnel qui ne lui correspondent pas. Presque toute l’immigration maghrébine est comptée au nombre des francophones. À juste titre. Et alors ? Cette communauté de langue fait-elle une culture ? Qu’y a-t-il de commun entre le français policé de Woluwé et celui, créolisé par l’arabe, de Cureghem ? Suffisamment sans doute pour se comprendre verstaan (dans le sens d’une langue étrangère qu’on maîtrise convenablement). Mais sûrement pas assez pour se comprendre begrijpen (dans le sens d’éprouver avec les mêmes mots). Quant à l’intelligentsia bruxelloise, qui vit sa ville comme son centre et non comme l’excroissance d’une quelconque nation extérieure, elle partage largement la même culture urbaine, que ce soit en français ou en flamand. Pour ceux-là, le fait de s’exprimer plutôt en français ou en néerlandais est devenu une caractéristique contingente.

Attention : il ne s’agit pas de manipuler les statistiques en faisant sortir les Arabes de Bruxelles de la francophonie pour les « rabattre » vers leur prétendue « langue d’origine » (laquelle ? l’arabe classique ? l’arabe dialectal ? le berbère ?). La francisation des immigrés est un phénomène irréversible à partir de la deuxième génération, largement majoritaire désormais. Elle leur est un outil indispensable d’insertion sociale et économique. Mais elle ne se traduit pas par une homogénéisation culturelle. Affirmer que Bruxelles est une ville multiculturelle, ce n’est donc pas en premier lieu faire allusion aux langues qui y sont parlées. La « multiculture » y est d’abord une confrontation de styles de vie, de manières de s’approprier l’espace public, de façons d’être ensemble, de se saluer, de s’habiller, de séduire.

L’appartenance linguistique doit cesser d’être la clef de voûte du système politique bruxellois

Bien sûr, la question des langues n’est pas pour autant accessoire. Simplement, l’appartenance linguistique doit cesser d’être la clef de voûte du système politique bruxellois (listes séparées, double majorité, parité gouvernementale…), avec tous les effets pervers qui empêchent cette ville d’être gérée de façon rationnelle. (Ainsi, toute idée de fusion de communes est-elle disqualifiée a priori en tant que « revendication flamande ».) Mais si la langue ne saurait pas être, à Bruxelles, la quintessence de l’identité culturelle qu’elle est quelquefois ailleurs, elle reste l’irremplaçable vecteur de communication d’une communauté politique d’un million d’habitants qui doivent pouvoir se parler, ne fut-ce que pour définir ensemble un présent et un avenir communs. Pour sortir de cette sorte d’apartheid confinant Flamands et francophones dans des espaces hermétiques qui ne dialoguent entre eux qu’au sommet, pour permettre à tous de participer à égalité au débat démocratique en formant des coalitions d’idées qui n’ont aucune raison de recouper les clivages linguistiques, il faut que chacun soit également respecté et écouté dans la langue qui lui permet l’expression la plus fine.

L’avenir de la culture universelle se joue dans des lieux divers : des lieux où émergent et se revivifient des identités, d’autres lieux où elles se décomposent, se combinent et se métissent. Sans multiples identités fortes servant de repères, la culture universelle tendrait, par effet d’entropie, à n’être plus qu’un sous-produit du modèle yankee. Sans métissage permanent, chaque culture finirait par dégénérer dans son propre intégrisme. Entre ces deux pôles, chaque lieu a son rôle à jouer. Bruxelles appartient sans conteste au deuxième.

La vocation de cette ville n’est donc pas d’être la pointe avancée de la latinité dans l’Europe du nord ou de la germanité dans l’Europe du sud. Elle n’est pas non plus dans la définition d’un multiculturalisme bétonné où chacun serait assigné à une langue ou une religion. Elle est dans la promotion d’une culture urbaine métisse tournant le dos à toutes les formes d’apartheid.

Seul un effort intense mettant véritablement à égalité, non pas les « langues », mais le droit de chaque Bruxellois d’être accueilli, informé et de communiquer avec les autres, peut permettre de faire évoluer sans frustration le système politique bruxellois vers un modèle fluide où « un homme = une voix ». Utopie sans doute eu égard à l’abcès de fixation que constitue la capitale pour les hommes politiques du nord et du sud, c’est pourtant une des conditions pour faire véritablement de Bruxelles une « ville ouverte » qui soit un laboratoire du futur.

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[1] En 2021, un duo chargé de mission fut désigné : l'homme de théâtre Jan Goossens et la journaliste Hadja Lahbib. Lorsqu'en juin 2022, celle-ci devint ministre des Affaires étrangères, elle fut remplacée par la chercheuse Fatima Zibouh à la suite d'une procédure ouverte. Contrairement à ce qui s'est passé dans un passé récent ou plus ancien, cette nomination ne suscita que peu de vagues à Bruxelles. En revanche, elle ne passa pas inaperçue des néo-conservateurs français. Les propos d'Elizabeth Lévy, la rédactrice en chef de Causeur, battent dans ce billet tous les records de sottise franchouillarde.