Au moment où ce billet est publié, on s'interroge sur le sort de Jean-Claude Marcourt, le président socialiste du parlement wallon. Lui est reproché, non pas seulement d'avoir manqué de vigilance à l'égard des agissements de son greffier – là il n'était pas le seul – , mais surtout de l'avoir accompagné lors d'un déplacement parfaitement dispensable à Dubaï en engageant des dépenses moralement injustifiables au moment où tant de familles wallonnes raclent les fonds de tiroir. Mais de quoi cette péripétie est-elle le symptôme ?
Il y a quatre degrés dans l’échelle de Richter de la dégradation des mœurs de ceux qui ont décidé de faire de la politique leur profession. Au degré 1, ils n’en retirent aucun avantage matériel. Leur privilège incroyable, c’est d’être rémunéré pour faire ce que, jusqu’à un certain point, ils auraient fait bénévolement : militer pour leurs idées. Leur engagement professionnel leur permettra d’aller un cran plus loin : ils seront en position d’influencer la marche de la société en fonction de leur conception de la justice et du bien public. N’est-ce pas là un véritable bonheur, en comparaison avec ceux qui vendent leur force de travail contre un salaire afin de produire des biens ou des services dont ils n’ont que faire, ce qui est tout de même le lot de la plus grande partie de la population ? Ce privilège devrait constituer une motivation suffisante au désir de briguer un mandat public.
Au degré 2, on commence à prendre goût à certains privilèges annexes. Les rémunérations sont généralement assez attractives, surtout pour ceux qui n’ont pas une activité professionnelle très rémunératrice. S’y ajoutent des à-côtés intéressants : une pension de retraite cumulable, des indemnités de fonctionnement confortables, des voyages d’études toujours bons à prendre, des invitations aux premières des spectacles et dans les loges des tribunes, des congés parlementaires qui valent ceux des enseignants. Et, par-dessus tout, cette sensation grisante d’avoir du pouvoir sur les êtres et les choses. Au point que le maintien de ces positions enviables vient brouiller le mobile de l’engagement de départ. Quand il s’agira de faire un choix, l’homme ou la femme politique du degré 2 aura tendance – c’est humain, n’est-ce pas ? – à privilégier l’option qui mettra le moins en péril ses intérêts personnels.
Le maintien de ses privilèges est devenu, en pleine conscience, le seul mobile de l’action.
Au degré 3, au diable l’idéologie et les convictions. Elles se sont usées au contact de la réalité du pouvoir avec son lot d’impuissances et de découragements. Le maintien de ses privilèges est devenu, en pleine conscience, le seul mobile de l’action. Ça n’empêchera personne de tenir des discours enflammés devant les électeurs ou les militants. Ceux-là doivent tout de même maintenir leur confiance et être persuadés qu’on y croit toujours. Mais soi-même, on a cessé d’être dupe de sa propre logomachie. On n’a qu’une vie, après tout…
Au degré 4, on a franchi les bornes de la légalité. La tentation était trop forte et l’impunité semblait assurée. Quelques-uns s’y sont brûlé les doigts : Alain Mathot, Yvan Mayeur, Stéphane Moreau…
Aujourd'hui, et c'est heureux, de tels « dérapages » ne passent plus. Du moins quand on les débusque. La réprobation du monde politique, qui n'avait rien vu, semble unanime, mais elle met sur le compte de dysfonctionnements ce qui constitue un des principaux carburants de l’engagement politique professionnel : les petites corruptions qui entretiennent l’apparente flamme de ses protagonistes qui, sans elles, serait depuis longtemps éteinte.
Ce qui heurte le plus ici, ce n’est pas tant le détournement marginal de l’argent public que l’affadissement des convictions au sein d’une « classe politique » dont les membres, malgré leurs affiliations diverses, finissent par partager le même ethos. Je ne demande qu’à être démenti, mais j’imagine qu’ils sont assez nombreux à naviguer entre les degrés 2 et 3 de notre échelle de Richter. Alors que, dans un monde idéal, on ne devrait jamais dépasser le degré 1.
Quels antidotes ?
Attention : le risque existe que les débats sur l’éthique dans la gouvernance ne finissent par remplacer les débats de fond. Mais on ne peut en faire l’économie si on souhaite un personnel politique qui soit réellement en phase avec ses mandants et avec les idées qu’il proclame. Et ceci est d’autant plus vrai pour les élus issus du monde populaire. On imagine que la tentation est plus grande pour un employé communal ou un instituteur que pour un avocat d'affaires ou un administrateur de sociétés qui pourront sans problème cumuler des mandats publics et des mandats privés. Qu’on trouve plus d’élus socialistes que de libéraux parmi ceux qui se sont « servis sur la bête » est quelque part logique.
Sur le terrain de la gouvernance, les principales intuitions de départ des écologistes, un peu oubliées depuis, me paraissent toujours pertinentes, et je comprends évidemment les résistances du monde politique à s’en saisir. Un : personne ne devrait pouvoir cumuler plusieurs mandats s’ils requièrent plus qu’un temps plein pour les exercer tous. Deux : personne ne devrait pouvoir exercer plus de deux fois de suite un mandat politique quelconque à temps plein, pour conserver intacte sa motivation et sa créativité, et aussi pour éviter la cristallisation d’une caste coupée de la société. Trois : les revenus cumulés de tout mandataire doivent être proportionnés à ceux de la fonction publique, pour des responsabilités et des charges de travail similaires, même s’il faut sérieusement tenir compte de la précarité de la fonction élective.
Faute d’une véritable révolution éthique accomplie au nom des valeurs de la démocratie, c’est pour le coup un boulevard qui sera ouvert aux démagogues. Chers camarades socialistes et autres, si vous ne le faites pas par conviction, faites-le au moins par instinct de survie.
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Ce billet, à peine modifié, avait déjà été publié ici… le 20 avril 2009, à la suite du voyage en Californie d'un autre président socialiste du parlement wallon qui défraya la chronique. Le mal est décidément profond.