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Bruxelles, les musulmans, nous-mêmes

Henri Goldman

· BRUXELLES

Les Assises bruxelloises de lutte contre le racisme tirent tout doucement à leur fin. J'y reviendrai sûrement, car j'en espère beaucoup. Bruxelles peut se profiler comme antidote vécu des obsessions zemmouriennes : une ville où seulement 22,5% des habitants ont deux parents belges de naissance, où la majorité des élèves suivent le cours de religion musulmane et où Mohammed et Sarah sont les prénoms les plus portés par les jeunes de moins de 18 ans. Et pourtant, une ville où l'extrême droite n'a jamais réussi à percer et où aucune obsession identitaire, qu'elle soit blanche ou basanée, n'a réussi à empêcher, sur le terrain, la construction patiente d'une citoyenneté bruxelloise partagée qui a intégré la diversité culturelle et qui la respecte.

Ce projet m'anime depuis des années et j' y ai consacré une bonne part de mes écrits. J'ai retrouvé celui-ci, publié dans La Libre du 31 octobre 2010, qui tient encore le coup.

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Donc, la chancelière Angela Merkel, aux prises avec une vague d’hostilité sans précédent vis-à-vis des musulmans d’Allemagne, déclare que le «multiculturalisme» à l’allemande est un échec». Et elle ajoute : «Nous nous sentons attachés aux valeurs chrétiennes. Celui qui n’accepte pas cela n’a pas sa place ici.» 

De son point de vue, Merkel n’a pas tort. Comme la plupart des pays d’Europe, l’Allemagne reste imprégnée par une conception archaïque de la nation. Selon cette conception, l’identité nationale se transmet par héritage. Un Turc musulman ne sera jamais allemand. Ceci étant posé, il peut bien rester turc et cultiver ses différences dans l’entre-soi, à condition de rester à sa place. Mais ce que les parents ont accepté, leurs enfants ne l’acceptent plus. L’échec du modèle allemand, c’est celui de la hiérarchie des cultures et des peuples.

Le modèle français

La Révolution française a proposé un autre modèle. Tout le monde peut devenir français, à condition de déposer ses bagages identitaires à la porte de la maison «France». Car l’universa­lisme de la «nation citoyenne» a toujours eu comme seul horizon l’assimilation de ses mino­rités au peuple dont les ancêtres étaient gaulois. Ici aussi, l’échec est manifeste. Le fond archaïque de la société française a massivement résisté à l’intégration des populations d’outre-mer et issues de la colonisation, dont les efforts pour se «blanchir» culturellement n’ont rien pu faire face aux discriminations massives qui ont bloqué leur ascension sociale [1]. Alors, les enfants de migrants, nés ici et citoyens d’ici, n’ont pas eu d’autre choix que de mobiliser les ressources qui pouvaient leur donner de la force collective face à un modèle hypocrite qui ne tenait pas ses promesses. Et beaucoup se sont redécouverts musulmans.

Entre 1965 et 1973, la Belgique a littéralement importé des dizaines de milliers de travailleurs marocains et turcs – donc musulmans –, avec leurs familles. Le travail, qui leur donna une place dans la société, a constitué un extraordinaire creuset de ce qu’on n’appelait pas encore l’interculturalité. La crise économique qui s’ensuivit amena le chômage de masse, la précarisation des conditions de vie avec, pour conséquence, le repli des communautés immigrées sur leurs réseaux d’entraide et leur reconcentration territoriale. Puis une nouvelle génération est apparue. Malgré toutes les difficultés rencontrées, une partie d’entre elle s’est instruite, a appris à maîtriser les codes de la société belge, est plus à l’aise en français qu’en arabe ou en turc et aspire naturellement à prendre sa place au sein des élites de son pays. Elle aussi s’est heurtée au plafond de verre de la discrimination. Alors, puisque l’émancipation individuelle lui est interdite, elle s’est redécouverte musulmane pour pouvoir s’appuyer sur une identité collective.

Une société saine et sûre d’elle-même n’aurait jamais été déstabilisée par un phénomène tout à fait pacifique. C’est désormais la société majoritaire qui est aux prises avec l’angoisse identitaire. 

Pourtant, cette nouvelle affirmation d’un islam visible n’est pas la cause principale des nouvelles tensions interculturelles. Une société saine et sûre d’elle-même n’aurait jamais été déstabilisée par un phénomène tout à fait pacifique. Mais c’est désormais la société majoritaire qui est aux prises avec l’angoisse identitaire. Terminée la belle assurance occidentale d’être dans le sens de l’histoire et à l’avant-garde de l’humanité. La peur qui nous étreint désormais face à un monde dont nous ne sommes plus le centre nous fait serrer les rangs autour de notre propre patrimoine culturel et émotionnel. Pour certains, c’est l’identité chrétienne, pour d’autres – et ce sont parfois les mêmes –, c’est une conception particulièrement crispée de la laïcité. 

L’affrontement est-il inévitable ? La «question musulmane» désigne-t-elle le clivage majeur qui divise désormais nos sociétés ? La culture majoritaire «catho-laïque» doit-elle reprendre l’offensive contre une culture conquérante sûre de sa démographie et porteuse de valeurs incompatibles avec les nôtres, et ce avant qu’il ne soit trop tard et que les musulmans ne deviennent majoritaires à Bruxelles ? Quelle myopie !

Car, en 2030, au train où vont les choses, ce ne seront pas seulement les musulmans qui seront majoritaires à Bruxelles. Ce seront aussi les pauvres et les exclus du travail, les descendants d’une immigration qui est mal accueillie, les jeunes sans perspective d’insertion, les élèves d’un enseignement impuissant, les ménages en quête d’un logement sain, bref, tous les laissés pour compte d’un État social malade. C’est vrai, la plupart d’entre eux seront aussi musulmans. Mais est-ce vraiment par ce petit bout de la lorgnette qu’il faut appréhender les tensions sociales urbaines ?

Bien sûr, la démarche interculturelle reste indispensable. Il faudra trouver des formules équilibrées qui puissent à la fois apaiser les craintes de la société majoritaire et répondre à des aspirations profondes à la reconnaissance de la part des populations discriminées qui ont besoin de retrouver confiance dans un État qui est aussi le leur. Mais cette ville n’aura un avenir que si des solidarités transversales arrivent à se nouer de manière inclusive. Définitivement, les musulmans font partie de nous.

[1] Sauf dans le sport, la musique et la danse, où les «bons sauvages» disposaient de quelques atouts.

En manchette : l'entrée de la rue de Brabant, 3e artère commerciale à Bruxelles et carrefour des communautés marocaine et turque (photo Google Maps).