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Le blues de l'antiraciste européen

Henri Goldman

· BELGIQUE,EUROPE

Il y a près d’un an, l’onde de choc du meurtre de Georges Floyd traversait l’Atlantique et reconfigurait d’un seul coup l’antiracisme européen. Trois idées qui avaient jusqu’alors du mal à se frayer un chemin se sont imposées d'un seul coup :
Idée 1 : le racisme n’est pas une infirmité morale individuelle mais un phénomène structurel (ou systémique) inscrit au cœur du fonctionnement de notre société.
Idée 2 : la lutte contre le racisme doit reconnaître la primauté de la parole et de l’action des personnes qui en sont victimes.
Idée 3 : la société est structurée par trois grands systèmes de domination selon la classe, le genre et l’origine ethnique. Ils sont imbriqués l'un dans l'autre et doivent être envisagés ensemble. C’est la démarche intersectionnelle. (Voir mon billet du 28 juin 2020 : «Antiracisme : questions stratégiques».)

Mais, tout le monde l’aura remarqué, cette importation a provoqué un important malaise dans le mouvement antiraciste. Ce qu’un acteur historique de l’antiracisme francophone belge exprimait bien : «C’est vrai que, pendant trop longtemps, les Blancs seuls ont pris [la parole], mais ce n’est pas pour cela qu’il faut exclure ceux qui pensent que ce combat est universel. […] Moi, je ne veux pas qu’on réduise mon identité à celle d’un homme, un Blanc, assez âgé. Nous avons voulu ouvrir les cages, qu’on ne nous remette pas dedans [1].» En arrière-plan se développe un malentendu autour de la notion d’universalisme [2].

Une des raisons du malaise : l’importation du logiciel antiraciste états-unien a fait l’économie d’un vrai travail de transposition. On a repris le lexique, la rhétorique et un certain folklore, mais ça ne suffit pas.

Une des raisons du malaise : l’importation du logiciel antiraciste états-unien a fait l’économie d’un vrai travail de transposition. On a repris le lexique, la rhétorique et un certain folklore, mais ça ne suffit pas. Si on veut faire bouger la perception dominante des phénomènes de discrimination sur le vieux continent – et notamment en France et en Belgique francophone –, il faut tenir compte de deux différences majeures qui nous distinguent de la société américaine, ainsi que de la société sud-africaine qui lui est proche à de nombreux égards.

1. Ces sociétés se sont construites sur le clivage racial. Les populations noires en lutte contre la domination blanche ont naturellement produit de puissants mouvements sociaux, d’où ont émergé des leaders ayant fait leurs preuves : Martin Luther King, Malcolm X et Angela Davis ici, Nelson Mandela et Steven Biko là. Rien de tel sur le continent européen, où on serait bien en peine de désigner des personnalités de ce calibre. En Europe, la parole antiraciste a été historiquement énoncée par des personnes issues du groupe majoritaire explicitement porteuses d’un projet d’assimilation culturelle des minorités, comme contrepartie de leur acceptation. Le héros de l’affaire Dreyfus ne fut pas Dreyfus, mais Émile Zola, Anatole France ou Jean Jaurès. Dans l’aire francophone européenne, ce processus s’est doublé d’une injonction spécifique à l’égard des figures issues des minorités : on voulait bien leur faire une place sur la scène publique à la condition expresse qu’elles renoncent à toute forme de «particularisme». La Flandre, plus proche de la tradition anglo-saxonne de reconnaissance des minorités, a produit des intellectuel·les engagé·es qui assument leur trajectoire : Dyab Abou Jahjah, Nadia Fadil, Bleri Lieshi, Maryam Kanmaz, Tarik Fraihi… Qui en Belgique francophone ?

L'aveuglement d'une certaine gauche

2. À l’inverse, en Europe, c’est la question sociale qui est centrale. L’Europe, qui a mis aussi du temps à reconnaître les dominations de genre, est seulement en train de découvrir, sans bien le comprendre, l’existence d’un clivage «racial» qui recoupe les deux autres. Si on veut que ce clivage soit correctement pris en compte dans un cadre plus large des luttes pour l’égalité, il faut trouver le moyen de l’articuler avec la question sociale. Et là, il y a du travail. Dans la gauche traditionnelle, on ne comprend pas grand-chose aux demandes de reconnaissance des minorités issues de l’immigration, notamment parce que le référent religieux qui constitue souvent le background culturel de ces minorités – comme ce fut aussi le cas pour les descendants d’esclaves outre-Atlantique – heurte de front le vieil anticléricalisme du mouvement ouvrier socialiste. Ainsi, la FGTB continue à voter dans les conseils d’entreprise des règlements d’interdiction de port du foulard, ce qui a notamment pour brillante conséquence de détourner les travailleurs et travailleuses de culture musulmane de l’engagement syndical.

Si des «Blancs» se sentent exclus de la nouvelle parole antiraciste, il y a pourtant un champ capital qu’il leur revient d’investir : travailler dans leurs partis, dans leurs syndicats, dans leurs associations, dans leurs quartiers, à l’inclusion des personnes d’origine étrangère, comme cela se fait désormais de façon presque automatique pour les femmes. En gardant ceci à l’esprit : cette inclusion ne se fera que dans le respect de leur propre parole, de leur propre perception des discriminations qui les visent et de leurs propres références culturelles, même si vous n’y comprenez rien.

Méditez cette phrase de conclusion d’un récent texte d’Achille Mbembe (Jeune Afrique, 15 mars 2021) : «Toutes les mémoires de la Terre sont indispensables à la construction d’un monde commun. Tous les peuples n’ont pas seulement droit à la mémoire. Toutes les mémoires disposent d’un droit égal à la reconnaissance et à la narration.» Cela ne vaut-il pas aussi pour «notre camp» ?

[1] Vincent Lurquin, avocat, ancien président du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (Mrax) et, depuis peu, à nouveau coprésident de l’association, interrogé par Martine Vandemeulebroucke, «Le désarroi de l’homme blanc», Alter Échos, n° 486, septembre 2020.

[2] À mes yeux, il n’est pas question d’opposer l’universalisme, qui postule l’unité fondamentale du genre humain, à la reconnaissance de la diversité culturelle qui fonde la dignité des êtres humains de chair et de sang inscrits dans une trajectoire singulière.